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Formes de la nostalgie exilique par Karolina Katsika

             L’immigration, l’exil venant arracher l’individu de son univers, fait naître chez lui la douleur du déracinement et le sentiment de la nostalgie de la terre natale. Nous tenterons d’éclaircir dans un premier temps les conditions qui créent la nostalgie et celles qui l’accentuent. Nous nous pencherons par la suite sur le rapport avec le pays natal et sur les différents aspects que prend la nostalgie ainsi que sur les formes de l’écriture et les stratégies narratives qui sont utilisées pour l’exprimer. Pour cela, nous nous appuierons sur l’œuvre La neige noire d’Oslo de l’écrivain Luigi Di Ruscio. Immigré italien et ouvrier dans la métallurgie à Oslo, il se met en scène dans une narration à la première et à la troisième personne. Par une approche comparatiste, nous évoquerons également l’œuvre Le livre double de l’écrivain Dimitri Hatzis où l’histoire d’un immigré grec gastarbeiter à Stuttgart relatée par deux narrateurs : un écrivain qui envisage d’écrire un livre et son personnage, l’immigré

             L’extrême pauvreté de la Grèce d’après-guerre incite le personnage principal du Livre double à la quitter, mais aussi la corruption : employé dans une boiserie, il voit que son patron achète des vieux morceaux de bois, les fait mélanger avec des neufs et les vend en donnant des pots-de-vin aux architectes, ce qui le gêne profondément : « Je me faisais beaucoup de chagrin dans cette boiserie. Rectifier les choses – ce n’était pas à moi […] Je voulais partir, m’échapper seulement, n’importe où. C’est comme ça, me dis-je, que ça se fait notre émigration, notre déracinement à nous. Nous ne voulons pas aller quelque part. Nous voulons juste partir » (Hatzis 46-47) Il ne se décide pas pourtant sans chagrin : « Je réfléchis un instant – je n’ai rien à quitter ici. Je n’ai pas peur de quelque chose – qu’est-ce que je vais trouver en Allemagne – le travail, le froid, l’étranger – ici c’est plus étranger pour moi […] Qu’est-ce qui me serre alors le cœur ? » (53). La nostalgie créée par le déracinement commence donc déjà avant le départ. En effet, comme l’indique L. Tourn (27), le déracinement crée un temps subjectif lors duquel une expérience subjective de la perte est vécue, soulignée par le discours interrogatif. Après le déplacement, l’affect de la nostalgie subsiste et s’accentue; le narrateur, Di Ruscio, évoque le « problème de mon identité: notre soussigné italien n’a vécu que 27 ans en Italie et a passé ses 43 dernières années en Norvège incessamment plongé dans son italianitude » (Di Ruscio 33). La durée du sentiment rend compte de son intensité et de sa vivacité. Il continue à porter son pays en lui et il est donc « à la fois le pli d’une histoire et d’une culture nationale et une monade errante, porteuse de son propre monde, désireuse de s’inventer à l’intersection des nations d’origine et de destination » (Le Blanc 86). C’est une existence interstitielle marquée par la dualité. Si l’éloignement est à l’origine du sentiment de la nostalgie, le sentiment d’étrangeté fait qu’elle persiste. La différence langagière contribue également à la construction de cet affect d’étrangeté :

[L]e récit des événements à Oslo sera compliqué à cause de la question linguistique, le narrateur ne sait utiliser que la langue italique quand tout ici s’exprime en norvégien, langue que je comprends à la perfection mais dont je suis pour moitié analphabète: je la parle et la lis parfaitement sans pour autant savoir l’écrire, tout le contraire de l’italien que je lis et écris très bien mais que je parle aujourd’hui très mal, quoi qu’il en soit j’essaierai de traduire simultanément le verbe nordique dans la langue que le soussigné est à peu près capable d’inscrire. (Di Ruscio 19)

La perte partielle de la langue maternelle conjointement avec l’acquisition partielle de la langue d’adoption aboutissent à un rapport d’entre-deux où les deux langues deviennent intruses l’une à l’autre. Toutefois, ce travail de traduction permet de « redécouvrir la langue d’origine et de la retravailler en approfondissant ses ressources » (Tourn 114). Comme nous pouvons le constater, l’auteur tord la langue, fait des fautes de grammaire et déforme les mots, tout en assumant « ces erreurs qui ont fait de moi la honte des lettres italiques (Di Ruscio 101). Cependant, ces « erreurs » ne sont pas dues autant à son éloignement prolongé du lieu de locution, mais plutôt à son origine sociale. En effet, le narrateur, « autodidacte, a transformé les problèmes évidents de prononciation et d’orthographe en lapsus d’auteur […] et en merveilleuses inventions linguistiques. » (Raffaeli Lultimo picaro). Par ailleurs, il a « transplanté à Oslo tout l’univers linguistique de Fermo lequel, à cause des communications de masse, disparaissait dans sa patrie d’origine » (Di Ruscio 113). Faire entrer sa langue maternelle dans l’univers étranger n’est donc pas seulement un signe de la nostalgie du pays, mais aussi de la nostalgie d’une langue qui se perd et qu’il ne pourra retrouver que dans son écriture. Au sentiment d’étrangeté linguistique, s’ajoute celui d’étrangeté temporelle. L’étrangeté, le sentiment d’incompréhension est constitutif de la nostalgie. Le narrateur du Livre double se dit :

[M]onde à nous, le monde d’aujourd’hui comme on dit. Toute la journée avec mon chariot, je pense tout le temps des choses comme ça. Comment est le monde d’aujourd’hui, qu’est-ce que nous, nous sommes là-dedans, tout le temps des choses comme ça. Et je n’arrive pas à voir, je n’arrive pas bien sûr, tout reste opaque et inachevé et inaccessible et inconnu. Étranger, bizarre, faux. (Hatzis 26)

Ouvrier, il voit la ville de Stuttgart à travers son usine; ce n’est pas seulement l’éloignement du pays qui crée le sentiment d’étrangeté et donc la nostalgie, mais aussi le contraste entre le paysage industriel urbain et le paysage rural qu’il a connu en Grèce. Et paradoxalement, le retour au pays n’amoindrit pas sa nostalgie. Pour le narrateur, Di Ruscio, les « retours de vacances étaient de plus en plus déchirants » car « tu t’aperçois que ce qui te brisait le cœur de nostalgie a disparu à jamais » (116). En décalage avec son pays qui évolue, le personnage garde une image qui a disparu. Aussi étranger au pays d’accueil qu’au pays d’origine, il perd ses attaches, il est en rupture ce qui participe à l’accentuation de sa nostalgie.

             Cette nostalgie créée par la décision de quitter la misère du pays d’origine afin de trouver un travail ailleurs, est renforcée par l’aliénation du travail. Ouvrier de l’industrie fordiste, Di Ruscio décrit longuement ses journées de travail :

Pince, pincettes, tréfileuse, élévatrice, les chaînes, la rouille, la cruauté des plâtres, les gants de cuir, le front brûlant, le badge, l’horloge centésimale de pointage, on ne m’autorise à aller au cabinet que deux fois par jour, le reste du temps j’urine dans une boîte de conserve vide, et puis la fiche de paye à laquelle on ne pige rien, prime de rendement et pourcentages incalculables, il faudrait un expert-comptable pour se retrouver dans ce bordel, et puis le coup de barre, le mal au dos, les ongles cassés. (9)

Comme le note A. Ferracuti dans son introduction, « la constante accélération de l’écriture évoque l’engrenage d’une machine, un mécanisme qui ne s’arrête jamais, […] comme si la frénésie aliénante de l’usine se déversait dans la vie » (9). Et ce n’est pas seulement par le rythme du récit que se traduit l’aliénation du travail, mais aussi par la création des mots, quand par exemple le narrateur affirme que « la nuit je rêvais de machines qui m’usinaient le jour » (95). Les horaires de pointage et de pause, les départements cloisonnés de l’usine, séparés par des vitres, le manque de communication avec la hiérarchie, l’assujettissement et le devoir d’obéissance, reviennent régulièrement dans l’œuvre de Hatzis aussi. Le personnage principal évoque une ouvrière espagnole qu’il ne voit plus dans l’usine : « Ils ont dû la virer, me dis-je. Keine Disziplin – elle n’avait aucune discipline. Elle n’en pouvait plus, me disait-elle au couloir. Elle n’en pouvait plus de quoi ? Elle n’en pouvait plus de la norme – de la Disziplin » (Hatzis 55). Le processus de production parfaitement rationalisé, la systématisation du travail de l’industrie automobile, dont AUTEL, l’usine où il travaille, participent d’une part à la perte de sa liberté et à son asservissement. D’autre part, l’absence de communication contribue à sa solitude qui exacerbe le sentiment de nostalgie. Il évoque la solitude de la grande ville et de son lieu de travail où il se rend en train pour descendre au « terminus – Endstation, comme on dit en allemand » (59). À laquelle s’ajoute aussi une absence de communication avec la propriétaire de sa chambre, Frau Baum : « La porte a une petite feinte. C’est par là que je mets mon loyer […] et je ne la vois jamais. La même chose qu’à AUTEL. De l’autre côté cette fois-ci. Là je suis payé – et je ne vois rien. Ici je paye – et je ne vois toujours rien. Endstation » (60-61) ; ainsi qu’avec ses brèves rencontres féminines du samedi soir : « Nous nous séparons, dimanche matin. […] Et alors c’est la fin – Endstation par là aussi » (71). Toutes ces impasses soulignent le mode de vie contemporain, empreint de vide affectif, et l’isolement de l’exilé. Cette « glaçante solitude » (97), cette « terrible solitude de certains jours » (154) est aussi ressentie par le narrateur Di Ruscio. D’autant plus que le manque de lien subsiste aussi avec ses compatriotes, puisqu’il s’est « brouillé avec tous les Italiens d’Oslo » (98): « ils étaient prêts à me rosser, on me saisit au collet parce que je m’étais autorisé à dire aux Italiens d’Oslo que le Duce était un connard » (114). Être du même pays n’est pas suffisant pour s’entendre, ce qui révèle ainsi le « caractère illusoire de l’appartenance et de la fraternité » entre compatriotes (Tourn 13).

             Par ailleurs, la nostalgie du pays natal est si forte qu’elle empêche toute adaptation à la nouvelle vie. Certains ouvriers grecs à Stuttgart ont « amené leur village ici, c’est à leur village qu’ils retournent dormir le soir, c’est à leur village qu’ils se réveillent le matin et ils attendent entendre les coqs qui ne chantent pas à Stuttgart – ils marchent sur le goudron et il n’y a pas des pierres pour buter, ils trébuchent et ils titubent parmi le fer, les vitreet l’aluminium autour d’eux » (Hatzis 55). La nostalgie crée à la fois une souffrance et une idéalisation du pays d’origine ce qui maintien le clivage entre l’ici et l’ailleurs. Pourtant les personnages principaux des deux romans sont loin d’idéaliser leur pays. Le narrateur Di Ruscio sait bien que c’est justement sa situation intenable qui l’a incité à partir: « Le soussigné ne gagnait pas un sou, j’avais pourtant déjà 26 ans, j’étais révolutionnaire et entretenu par ma pauvre mère. Communiste et sans emploi quand pour obtenir une place à l’usine il fallait une lettre de présentation de l’archevêque » (93). Il ne s’agit pas là d’une dépréciation qui protégerait le personnage des affects qui le feraient souffrir. Au contraire, ce qui le tourmente ce sont justement :

[C]ertains aspects de l’italianitude [qui] sont devenus vraiment répugnants, c’est peut-être vrai cette histoire des deux Italies, une majorité obscurantiste et réactionnaire rompue à toutes les corruptions, et une autre Italie, progressiste, éclairée qui à certaines époques représente une infime minorité, la première m’est d’autant plus insupportable et répugnante que la seconde devient insignifiante en nombre. (98)

Une Italie qui n’a jamais vraiment rompu avec le fascisme, avec les privilèges des grandes familles d’industriels et la corruption, une Italie qui lui est insupportable. Il est cependant attaché à cette petite partie anti-conservatrice de son pays d’origine, tout comme il a créé des liens d’attache avec son pays d’accueil. Il en résulte une double nostalgie: « j’ai la nostalgie de l’Italie quand je suis en Norvège et la nostalgie du jardin botanique d’Oslo aux buissons de rue merveilleusement parfumés quand je suis en Italie » (57). Quant à l’ouvrier grec, il ne semble pas être nostalgique du tout; en s’adressant à l’écrivain, il dit:

Et je te dis, donc, que ça fait quatre ans que je suis parti et cette nostalgie de la patrie, comme on dit, je ne l’ai jamais eue. Je ne sais pas comment c’est. C’est-à-dire il semble que moi je n’ai pas de patrie, je n’ai pas ma patrie, la patrie comme ils l’ont […] ces Grecs qui souffrent de la nostalgie […] je ne m’imagine pas là-bas, je ne veux pas y retourner. Je suis, donc, un homme qui n’a pas de patrie. (Hatzis 55-56)

Cette absence totale de nostalgie est due au fait qu’il ne se sent chez lui nul part. Partout étranger, il n’a aucune attache tandis que la notion même de la patrie est récusée. Ce qui crée la nostalgie ce n’est donc pas le pays natal en tant que tel. Pour le narrateur Di Ruscio, ce sont ses souvenirs du pays : « la nostalgie ce n’est plus Ithaque mais le Piceno tel qu’il était dans mon enfance. Tous les ciels de mon enfance étaient chargés d’hirondelles noires dans un ciel bleu poignant. Ma nostalgie s’adresse exclusivement à cette patrie disparue que je retrouve en écrivant » (76). Sa véritable patrie semble être son enfance, avec ses paysages et ses affects. L’écriture apparaît alors comme un antidote, un moyen de faire revivre en lui ce passé à jamais perdu. C’est aussi une nostalgie temporelle qui est mise en valeur dans Le livre double, celle d’un monde qui se brise, qui se perd face à une nouvelle époque d’industrie de masse qui émerge. L’écrivain du livre disparaît et le personnage principal, en le cherchant, trouve ses documents, des plans inachevés, des commentaires. Il se voit, avec les autres personnages, mis en scène par l’écrivain : « Une solution optimiste : […] ils ouvrent une petite boiserie. Tout va bien. Non – garde-toi loin des solutions optimistes et les petites consolations qui brouillent ton image de l’époque qui finit » (Hatzis 171-172). La narration linéaire vole en éclats à l’image justement du monde jusque-là connu. L’écrivain voit lui-même son œuvre se briser :

Je la vois bien les structures cassées de mon livre. Et derrière elles son insuffisance essentielle. L’image qui ne s’épuise pas dans la société grecque actuelle, la société grecque qui ne s’épuise pas en elle. Je ne peux pas avancer, lier les personnages et les situations en une unité. Les personnages se brisent, l’arrière-fond n’est pas clair – les puissances, les structures, les gravitations, les résistances. L’arrière-fond… Ce ne sont pas exactement des ruines – ce sont des bribes, des pièces dispersées. Et elles ne s’unissent pas entre elles. (173-174)

La nostalgie exilique est donc accompagnée d’un sentiment de mal-être dans un monde qui change, à l’époque contemporaine, et d’un pessimisme marqué concernant l’avenir. La forme cassée devient le moyen d’expression d’une société dont les cadres s’effondrent lentement, imperceptiblement, mais inéluctablement. Le personnage lui-même, après son licenciement, prend la décision de ne pas retourner à son pays : « Si c’était de tenter quelque chose, même de se mesurer à quelque chose, je ne sais pas quoi, un bilan, commencer quelque chose, en finir avec quelque chose – oui j’y retournerais. Mais je n’ai rien à tenter là-bas, rien à régler. Je ne serai qu’un exilé, chez moi, un réfugié, comme ils le sont tous » (181). Se sachant exilé partout, il ressent la nostalgie du vaste monde en regardant les trains:

Ce sont les trains qui arrivent de partout, qui vont partout – tu ne sais pas d’où, tu ne sais pas où. Le vaste monde est, donc, le partout. Et j’ai parfois sa nostalgie quand je les regarde – partir un jour à bord – une nostalgie que je n’ai pas pour Sourpi, pour la Grèce. Et je me dis alors que le vaste monde, c’est peut-être ça ma patrie – et que voilà, donc, moi aussi j’ai une patrie. Elle est dans le grand monde. Puis je pense quand même non, je n’en ai pas. Tous les trains qui partent, ne se dispersent pas dans le vent bien sûr, ils doivent aller quelque part. Ils ont tous un terminus – Endstation […] Ils vont à Sourpi, à un village des Espagnoles, à Dobrinovo. Et donc, c’est faux le vaste monde, car ce sont les petits mondes mis ensemble. Et je reste de nouveau sans patrie, sans petit monde à moi – que je n’ai pas – et sans la nostalgie du vaste monde – qui n’existe pas. (58-59)

Il est donc un sujet déterritorialisé, un être potentiellement de nulle part (Le Blanc 49). Ce qui le renvoie encore et toujours à lui-même. Un désenchantement s’opère au niveau du soi et la nostalgie serait celle d’un soi ancré dans le monde dont il se sent étranger. Le personnage éprouve un « dépaysement majeur de soi » (Roth 12). La nostalgie du soi devient alors le pivot de l’écriture. En effet, d’après Miraux, « le recentrement de l’écriture sur le moi, […] la volonté de ressaisir le cheminement complexe d’un parcours, l’examen de soi, […] la nostalgie d’un temps passé […] sont autant de motivations intimes de l’écriture du moi » (39). Les thèmes de l’exil et de la nostalgie aboutissent donc à une écriture du soi. D’emblée, le narrateur de La neige noire d’Oslo affirme « commencer un roman où l’on raconte de norvégiques aventures, où le soussigné, [est] domicilié à Oslo au numéro 4 de la rue Aasengata (attention, Aasengata se prononce osengata) […] Ici je vis et j’écris depuis cinquante années sans interruption et cette ville sera pure invention soussigné inclus » (Di Ruscio 18). Dans l’alternance du je et du il, à l’interstice de la fiction et de la mimesis, se jouent les différentes identités du soi, celle de l’Italien, de celui qui refuse d’être Italien, de l’exilé. Comme le remarque M.Gezzi, la répétition du « soussigné » chez Di Ruscio, « promeut donc jusqu’au bout la figure du poète étrange et étranger, pauvre et hérétique, destiné à provoquer désordre et chaos » (2010)En effet, Di Ruscio bouleverse les règles de la grammaire, exagère les fautes de syntaxe, fabrique des néologismes. N’ayant pas eu l’occasion d’avoir une scolarité complète, il a fait de ses lacunes, une écriture luxuriante. Multipliant ce qui est considéré grammaticalement faux et ses néologismes, il ne met pas seulement en avant son autobiographie mais la biographie de toute une classe, celle des ouvriers que la misère et les circonstances politiques ont privé de l’exercice de leur droit à l’apprentissage en les empêchant de suivre une scolarité. En plus d’une écriture de soi, il s’agit donc aussi d’une écriture engagée que le narrateur assume : « Voilà cinquante années que j’essaie de débrouiller l’écheveau, cinquante années d’activité poétique implacable pour renforcer tous vos doutes et combattre vos certitudes » (Di Ruscio 142). Di Ruscio fait partie du mouvement du néoréalisme italien qui exprime, en utilisant une représentation analytique dramatique de l’existence humaine, l’intolérance à la vacuité des conventions bourgeoises et l’ennui d’une vie dépourvue de sens (Bo 117-119). Ainsi pour le narrateur « écrire est une milice ». Si le néoréalisme se définit comme un point de rupture, il s’agit aussi pour les intellectuels italiens de participer activement à la vie politique et culturelle du pays. Cet engagement est, pour Di Ruscio, tout à fait conscient: « avec le néoréalisme nous voulions réveiller tous ceux qui dormaient trop paisiblement » (Di Ruscio 168). Tout en présentant le quotidien, une constante du mouvement, la vie de l’usine ainsi que la condition d’étranger, la narration bafoue les règles de la langue aussi bien que les conventions de la bourgeoisie. C’est aussi dans une écriture d’engagement que s’inscrit D. Hatzis dans son Livre double. « Double » car après la narration de la vie et de la vision du monde par le gastarbeiter, l’exilé grec à Stuttgart qui constitue le livre de la solitude, débute le livre de l’espoir par un message que l’écrivain adresse à son personnage. Il lui parle de l’espoir dans le monde contemporain:

De cet espoir qu’en allant ainsi, dans cette avenue déserte, passant encore par elle, je ne sais pas comment, on va finir par trouver les autres […] les milliers d’étrangers, d’orphelins et de bâtards, de bannis […] Tu les as vus maintenant, tu les connais, comment ils courent le matin pour les bus, comment ils descendent dans le métro, comment ils s’entassent, inexistants, des chiffres seulement – devant les machines de pointage […] Et nous les trouveront, et ils nous trouveront. Et nous les ferons alors avec eux nos grandes cités des étrangers. Dans une nouvelle société humaine – de notre monde actuel. Dans les communautés des humains – sans tyrans, sans sauveurs infaillibles. Avec leur norme, que tu la veux, mais sans chefs. Avec leur ordre que tu aimes, mais sans police. […] Avec leur abondance – qui sera utile et qui sera pour tous. (Hatzis 190-191)

La forme cassée, les niveaux parallèles de narration mettent en scène la multiplicité du monde contemporain ainsi que la perception partielle, fragmentaire que l’on a de celui-ci, mais aussi l’aspiration collective pour une vie autre, malgré la solitude et l’isolement de chacun, malgré le morcellement et le fractionnement de la vie moderne. Hatzis lui-même, lors d’une conférence, déclarait :

« Casser la forme » comme il est travaillé dans tous les autres arts et dans la littérature, en tant que refus de l’art bourgeois hérité […] a apporté un énorme renouvellement à tous les arts. Sans jamais ôter mon chapeau devant quiconque fait du tapage au nom de l’innovation, j’ai essayé de transposer le plus possible des enseignements de ce renouvellement dans ma propre construction rationnelle… Déjà dans le recueil de nouvelles La Fin de notre Petite Ville, l’ancienne forme est cassée, la tentative de niveaux superposés mise à l’épreuve. (Hatzis 193-194)

Pour conclure, nous pouvons constater que loin de présenter une image figée et stéréotypée de l’exilé languissant par la nostalgie du pays natal, les nostalgies telles que les construisent les œuvres, prennent des caractères particuliers: local, temporel, et d’un ailleurs inconnu. La nostalgie crée des nouvelles formes et donne lieu à une écriture du soi, mais aussi à toute une réflexion critique sur la société d’origine, sur la société d’accueil ainsi que sur le monde contemporain.

 

 

Bibliographie

Carlo. Inchiesta sul neorealismo. Meduza Edizioni, coll. : Le Porpore, 2015.

Di Ruscio, Luigi. La neve nera di Oslo. Préface d’Angelo Ferracuti, Ediesse, 2010.

Di Ruscio, Luigi. La neige noire d’Oslo. Préface d’Angelo Ferracuti, Anacharsis, coll. :

Fictions, 2010.

Gezzi, Massimo. Le strategie del « sottoscritto » : paragrafi per Di Ruscio narratore, in

Istmitracce di vita letteraria, 25-26, 2010. https://puntocritico2.wordpress.com/2011/01/18/le-strategie-del-sottoscritto-paragrafi-per-di-ruscio-narratore/

Hatzis, Dimitri. Le livre double [To diplo vivlo], Athènes, 199

Le Blanc, Guillaume. Dedans, dehors : la condition d’étranger. Seuil, coll. : La couleur des

idées, 2010.

Miraux, Jean-Philippe. L’autobiographie. Écritures de soi et sincérité. Armand Colin, coll.

128, 2007.

Raffaeli, Massimo. Lultimo picaroCristi Polverizzati di Luigi Di Ruscio. La Stampa, 30

Mai 2009.

http://archivio.lastampa.it/LaStampaArchivio/main/History/tmpl_viewObj.jsp?objid=9330690

Roth, Bertha, L’exil – Des exils, L’Harmattan, coll. : Psychanalyse et civilisations, 2003.

Tourn, Lya. Chemin d’exil : vers une identité ouverte. Campagne première, 2004.

Said, Edward. Réflexions sur l’exil. Actes Sud, 2008.