Introduction
Des photographies de Roman Vishniac accompagnent le texte d’Y.L. Peretz dans Les oubliés du Shtetl, paru dans la collection « Terre Humaine » (2007), fondée par Jean Malaurie en 1955 et actuellement dirigée par Jean-Christophe Rufin. La série de clichés extraite de l’ouvrage A Vanished World (Vishniac, 1984), dans lequel le photographe inventorie les traditions hébraïques et rurales dans les Shtetls de l’Europe orientale et septentrionale des années 1930 et 1940, symbolise l’humanisme tragique de la collection dans son ensemble en tant que tentative d’enregistrement de traditions sur le point de s’éclipser. La collection « Terre Humaine » s’intéresse aux modes de vie des populations les plus variées, à la fois dans le temps et dans l’espace, afin de percer les mystères de la condition humaine. Elle regroupe des volumes, rédigés par des auteurs à partir d’une expérience que ces derniers ont vécue, qui partagent la vie d’une communauté résidant à l’intérieur d’une région singulière du globe, à un moment donné de son histoire. Jean Malaurie rassemble un collectif autour d’un manifeste commun qui lui permet d’étendre à l’échelle de la planète son travail auprès des populations les plus septentrionales du globe. Lors de son premier séjour hivernal en 1950-1951 auprès des populations inuites du nord-est du Groenland, l’explorateur et géographe français s’intéresse aux phénomènes géologiques et aux modes de vie des habitants. En entreprenant un exil volontaire en direction des terres les plus inhospitalières du globe, il éprouve un besoin vital de s’échapper d’un monde occidental qu’il juge en déclin. Le projet d’une Terre plus Humaine se présente comme un plaidoyer en faveur de la défense du droit des habitants à disposer collectivement de leurs terres ancestrales, du respect du droit d’autodétermination des populations autochtones et, plus globalement, des droits humains fondamentaux parmi les populations marginales. La collection s’édifie à partir de la mise en réseau et de la représentation de drames de civilisation qui naissent de la rupture du lien entre un groupe d’habitants et un espace déterminé. Dans de telles circonstances, le regard mélancolique que les auteurs de la collection portent face à des changements radicaux au sein de sociétés traditionnelles, lié au désir de préservation d’un patrimoine culturel et naturel, devient le moteur de l’élaboration d’une poétique singulière. Après avoir examiné les assises philosophiques et politiques du projet éditorial en faveur d’une Terre plus Humaine et à partir des textes et des photographies des volumes de la collection, je tenterai de comprendre sous quelles formes les manifestations de la nostalgie des mondes disparus et la quête indéfectible des origines distantes de l’humanité s’associent à l’expression de l’espoir d’un monde meilleur.
L’humanisme tragique de la collection « Terre Humaine »
Tel un désenchantement de la modernité des Lumières françaises, l’humanisme de la collection est un scepticisme vis-à-vis des bienfaits du progrès économique de la modernisation, de l’industrialisation et de l’urbanisation du monde, dans le sillage des deux premiers volumes, Les derniers Rois de Thulé (Malaurie, 1955) et Tristes tropiques (Lévi-Strauss, 1955). Lors de son entretien avec André Voisin, avant la diffusion de la deuxième partie de son film, Jean Malaurie présente ces deux évolutions comme des calamités du monde moderne (Malaurie, 1970). La motivation première de la parution de son récit d’exploration en 1955, avant même la soutenance de sa thèse de doctorat (Malaurie, 1968), la dénonciation de l’implantation d’une base américaine à Thulé sans le consentement des Autochtones, mais aussi le choix de découpage de son film en deux séquences (Malaurie, 1970), reflètent la place centrale qu’occupe la narration, sur un ton nostalgique résultant d’une indignation d’humaniste, du bouleversement d’une société traditionnelle entrée brutalement en contact avec le monde moderne. Tandis que la première partie, « L’esquimau polaire, le chasseur », représente la société inuite à l’écart du monde moderne, dans des activités traditionnelles telles que la chasse et la pêche, la deuxième séquence du film, «L’esquimau chômeur et imprévisible », met en scène la contamination brutale de la civilisation américaine à l’intérieur de cette même société. Au sujet du progrès humain, la collection adhère plus à la vision romantique de l’auteur d’Émile ou de l’éducation qu’à la vision très confiante des bienfaits des progrès scientifiques et économiques chez l’auteur des Lettres philosophiques. D’inspiration romantique, elle prolonge l’effondrement du rêve progressiste des philosophes des Lumières, fondé en grande partie sur l’idée que les avancées scientifiques, technologiques et économiques pouvaient infailliblement et linéairement garantir le progrès humain. La période du génocide des Juifs dans l’histoire de l’humanité, qui fait l’objet de la publication de plusieurs témoignages dont celui de Y.L. Peretz, démontre la non-linéarité de cette évolution : l’épanouissement de l’être humain passe inévitablement par des périodes de régression. Pour Erich Auerbach, deux patrons culturels qui dominent le monde dans les années 1950 sont les deux principaux moteurs de la standardisation des cultures à l’échelle de la planète : d’une part, le bloc occidental, représenté par l’Europe et les États-Unis et, d’autre part, le bloc soviétique, représenté par la Russie (66). Cette bipolarité du monde atténue considérablement les contributions des civilisations islamiques, indiennes et chinoises à l’humanité (26). En d’autres termes, le triomphe culturel ou l’hégémonie de l’Occident entraîne une perte de la diversité culturelle et une réduction de la prise en compte d’autres systèmes de pensée. Pour le philologue, l’uniformisation du monde résulte d’une occidentalisation des cultures du monde entier. A la même époque, André Leroi-Gourhan exprime son angoisse de voir l’humanité évoluer irréversiblement vers une monoculture sous le joug d’une planétarisation humaine (205). Ce processus couronne le crépuscule de la carrière de l’homo sapiens en mettant un terme aux derniers rapports libres entre l’homme et la nature (266-267). Ce point de vue nostalgique sur l’état du monde se caractérise par la perte de la diversité culturelle, la précipitation du déclin des fondements des identités nationales, et l’identification d’un processus de stratification qui ensevelit toutes les traditions particulières. Cette vision d’un monde en train de rétrécir et de s’unifier correspond à celle de Jean Malaurie et de nombreux auteurs de la collection « Terre Humaine », avec Claude Lévi-Strauss en chef de file. La célèbre phrase de l’anthropologue annonçant le déclin fatal de l’humanité trouve tout au long de la collection de nombreuses résonances[i]. La libération de la pensée, et plus généralement, l’émancipation de l’humanité, émanent de la reconnaissance du caractère tragique de l’histoire. Un commentaire de la deuxième partie du film de Jean Malaurie traduit l’indignation d’un témoin devant le crépuscule des coutumes : « Il en est des mœurs d’un peuple comme de la mort d’un homme : c’est un trésor qu’il faut conserver et qu’on ne retrouve plus quand on l’a perdu ». Le parallélisme établi entre les « mœurs d’un peuple » et la « mort d’un homme » signale le destin tragique auquel tout patrimoine culturel ne peut que difficilement échapper. Dans le même film, pendant les entretiens conduit par le directeur de la collection « Terre Humaine », les regards immobiles et silencieux des Inuits traduisent une mélancolie, une tristesse, voire même un désespoir : l’Inuit « dénaturé » est corrompu par les dérèglements de la civilisation occidentale.
De l’ombre jaillit la lumière…
Puisque la prise de conscience de sa condition misérable est propre à permettre à l’être humain de réaliser sa grandeur dans une perspective pasqualienne étudiée précédemment, c’est étant conscient des maux qui accablent l’humanité à la moitié du XXe siècle que les êtres humains peuvent se diriger vers un monde meilleur. Selon Nietzsche, il convient d’identifier et de reconnaître les calamités humaines afin d’adresser un message d’espoir. En affirmant que « nous sommes d’un temps dont la civilisation est en danger d’être ruinée par ses moyens de civilisation,» le philosophe allemand questionne les bienfaits de la modernité( Nietzsche 1985, 90). Dans l’histoire de la vie sur la surface de la Terre, l’homme et plus précisément le « dernier homme », comparé à la peau malade de la Terre et responsable de la contamination de ses fleuves (168)[ii], est sans doute la seule espèce du monde vivant à être responsable de sa propre extinction. La métaphore de la lumière qui jaillit de l’ombre (Nietzsche, 1987, 214-215) exprime le pessimisme de force de Nietzsche qui caractérise aussi la raison tragique lévistraussienne : si l’auteur ne dresse pas un bilan attentif des zones d’ombre du monde, comment peut-il parvenir à porter lucidement en lui un message d’espoir ? Le propos humaniste du collectif d’auteurs peut paraître aux premiers abords particulièrement catastrophistes. Les apparences sont toutefois trompeuses car le défaitisme artificieux dissimule en réalité un pessimisme clairvoyant que le projet en faveur d’une « Terre Humaine » cherche à impulser dans l’esprit de ses lecteurs et de ses spectateurs. La couleur noire des volumes est sans doute l’aspect du livre qui différencie le plus le volume par rapport à ceux d’autres collections telles que la « Collection Blanche » chez Gallimard (Annexe). La couleur sombre du livre s’oppose, sur la page de couverture, au titre de la collection, écrit en blanc et en majuscules. Bien qu’un tel arbitrage concernant la couleur n’échappe pas totalement à une stratégie commerciale de distinction d’un produit sur le marché, plusieurs interprétations sur un plan sémiotique peuvent expliquer l’abondance, voire l’omniprésence de la couleur et, simultanément introduire les caractéristiques de la position nostalgique adoptée par les auteurs à partir de leur expérience vécue parmi les populations les plus marginales du globe. Tout d’abord, la couleur, à l’image de l’expression « broyer du noir », suggère l’adhésion à un pessimisme enthousiaste quant au devenir de l’humanité. Ouvrir un livre noir pour apercevoir des pages blanches, n’est-ce pas entrevoir une lueur d’espoir à l’intérieur d’un destin sombre ? La collection repose sur le postulat d’une humanité souffrante, accablée par les damnations des prodiges de la modernité, de la mondialisation et du mercantilisme. Le choix du noir correspondrait alors à une évocation de la mort, inséparable de la vie et, par extension, à un cri d’alarme au sujet du déclin des civilisations dans l’espoir d’un monde plus équitable. Ensuite, le noir peut rapprocher « Terre Humaine » d’une immersion à l’intérieur d’un inframonde dans lequel les magies obscures et irrationnelles qui entourent l’être humain se dévoilent aux yeux du lecteur. L’ambiance nocturne favorise l’éclosion de l’espace du rêve, de la méditation, du songe ainsi que la célébration de rites sylvestres. Au cœur des ténèbres, le noir propose au lecteur de participer à un rite d’initiation lui permettant d’apprendre à voir une expérience surnaturelle reposant sur des cheminements agnostiques et ésotériques. Enfin, la couleur rappelle le temps des origines, celui qui précède la lumière, le Big-Bang, correspondant à l’espace du vide, sans matière. Sans remonter jusqu’à l’origine terrestre, choisir de présenter un livre avec une couverture noire, c’est évoquer les origines les plus lointaines du genre humain, mais aussi par extension celles des êtres vivants et du monde minéral. Un tel choix signale une opération de souvenir et, plus précisément, d’anamnèse : exhumer la mémoire du passé de la nuit des temps pour la faire resurgir au présent. Les propos de Jean Malaurie sur la noirceur et la blancheur permettent de déduire que le blanc est mortifère mais que le noir, divin, fait renaître l’espoir à partir d’un constat pessimiste, sous la forme d’une étude et d’un témoignage, du destin d’un peuple et, plus généralement, de l’humanité (1999, 124-128). Sous la noirceur hivernale des volumes se dissimule une lueur printanière d’espoir. Le mouvement de la collection « Terre Humaine » suit celui de l’hivernage de Jean Malaurie à Thulé : redécouvrir l’humanité de l’être à partir d’une confrontation à des situations inhumaines, ou retourner à une vie paisible sur le continent après un combat victorieux dans les royaumes insulaires de Ravana et du Minotaure. À la suite d’une longue nuit polaire insoutenable comme le voyage d’Orphée dans les gouffres de l’enfer, l’auteur est en quête permanente du printemps de l’humanité dans l’hiver des années 1950 et 1960. Le sentiment d’espoir face à un génocide culturel est perceptible dans l’avant-propos de l’édition définitive des Derniers Rois de Thulé :
Que deviennent les Inuit ? Que deviendront-ils ? À la fin des fins, comme tant d’autres ethnies, vont-ils se trouver broyer sous le rouleau compresseur des temps modernes ? Je ne puis me résoudre à l’admettre. Tant de fils se sont, durant ces quarante années, tissés entre le destin de ce peuple et ma propre vie, que ce livre de huit cents pages, qui exprime aussi la profondeur et la force d’un engagement, demeure porteur d’un espoir toujours recommencé. (Malaurie, 1989, 14)
En embrassant les zones les plus obscures de l’existence pour entrevoir une planète plus habitable, « Terre Humaine » redonne au lecteur ou au spectateur un brin d’espérance. L’angoisse de l’être humain face à la mort ou aux évolutions récentes du monde moderne, chez Jean-Paul Sartre ou, plus tardivement, chez Ulrich Beck, loin d’être d’une candeur irréfléchie, promeut un optimisme raisonné. L’espoir réside dans le déclenchement de l’action qui provient de la confrontation à une situation humaine présentée comme tragique. La vision à première vue pessimiste de « Terre Humaine », ainsi que le suggère la couleur de la couverture des volumes, est finalement un optimisme clairvoyant. L’obscurité de la couverture des volumes invite le lecteur à une échappée dans les profondeurs des ténèbres de l’existence humaine pour mieux entrevoir le potentiel lumineux des rayons autour de l’enveloppe terrestre. Il faut percevoir la nuit pour mieux sentir le jour de l’être humain : la nuit de « Terre Humaine » est un matin de l’humanité.
Témoigner des transformations radicales des sociétés traditionnelles
Le titre de la compilation de reportages d’Eduardo Galeano, Les veines ouvertes de l’Amérique Latine (1981), exprime d’une manière sanglante le drame des contacts entre des civilisations et des sociétés qui aboutissent irrémédiablement, à l’intérieur de la collection « Terre Humaine », à la partition entre un camp des vaincus et un camp de vainqueurs. Les puissances étrangères, espagnoles, portugaises, françaises, puis américaines ont successivement pratiqué une hijama de grande ampleur et de longue durée si bien que la terre du sous-continent a fini pas être dépossédée de son sang. Le constat de Claude Lévi-Strauss rejoint celui du journaliste uruguayen : les merveilles de la civilisation occidentale proviennent de l’accumulation au fil des siècles « d’une masse prodigieuse de sous-produits maléfiques dont la terre est aujourd’hui infectée » à l’origine des gémissements de la Terre (38). La collection « Terre Humaine » est une chronique de la mort lente à l’échelle de la planète des sociétés humaines entrées en contact avec des civilisations. À l’instar de l’ethnocide de la société inuite du nord-est du Groenland, entrée brutalement en contact avec la civilisation américaine, le drame de civilisation malaurien émerge de la perturbation d’un équilibre entre une population et un territoire. Dans le sillage de l’expérience de l’explorateur et géographe français auprès des populations arctiques, se succèdent une série de drames obéissant à cette logique implacable d’anéantissement des sociétés traditionnelles. Chaque contribution devient à l’intérieur de la collection le récit tragique d’un bouleversement culturel si bien que l’œuvre éditoriale se présente comme un métarécit d’une déshumanisation d’un monde. Le drame de civilisation entraîne généralement la métamorphose de l’environnement matériel d’une société et, par conséquent, une mutation radicale du mode de vie des habitants, aussi bien en milieu urbain qu’en milieu rural. Constatant le ravage de zones pendant l’affrontement entre les deux Vietnam, Pierre Gourou déplore, d’un regard aussi plaintif que courroucé, l’anéantissement d’un patrimoine séculaire de l’humanité, au sujet des merveilles architecturales de l’ethnie Cham :
Que reste-t-il de ces belles et captivantes maisons après une guerre insensée ? Que subsiste-t-il même de leur souvenir, hors des relevés et commentaires que j’ai publiés, témoignages insuffisants sur ces concentrés d’histoire et de civilisation qu’étaient les maisons d’Annam ? […] Que reste-t-il de ces délicats aménagements où transparaissaient même, sous forme de rudes murailles, les traces de constructions chams ? (20)
L’anaphore dans l’extrait produit un effet d’accumulation qui renforce l’intensité du désarroi ressentie par le géographe témoin de l’ensevelissement d’un héritage culturel sublime et irremplaçable. La position de l’autochtone sur la page de couverture de la première édition du Journal d’un substitut de procureur égyptien (El Hakim, 1978) peut évoquer celle du penseur d’Auguste Rodin située au-dessus de la porte des enfers. Tawfiq El Hakim semble admirer le triste sort réservé aux fellahs dans les campagnes égyptiennes comme Dante contemple la chute de l’humanité vers les enfers. Ce regard est précisément celui que porte la collection sur le destin tragique de l’humanité. A la mort de Dieu proclamée par Nietzsche ne succède pas le royaume de l’homme, mais précisément son déclin. « Terre Humaine » ne proclame cependant pas la mort de l’homme au profit du néant mais impulse une opération de prise de conscience de l’appartenance de chacun à l’humanité. Tel le penseur d’Auguste Rodin, le collectif d’auteurs, adhérant au manifeste en faveur d’une Terre plus Humaine réfléchit au combat à mener pour extirper l’humanité du dédale luciférien à l’intérieur duquel elle s’enfonce. Les incipits et épigraphes des volumes de la collection manifestent le regard dantesque que les auteurs portent sur le destin de l’humanité. « Cet ouvrage est le récit d’une aventure humaine, de celles qu’on ne vivra plus. À vous, peuples disparus » correspond par exemple à l’incipit du texte de François-Robert Zacot (2009). Le passage est dans le ton de l’œuvre « Terre Humaine » dans son ensemble, introduisant le constat d’une diversité naturelle, linguistique et culturelle en péril. Les deux balises du récit ethnologique de Philippe Descola résonnent dans les oreilles du lecteur comme deux fados Jivaros (Descola 11 et 433). Ces chants traduisent le désespoir d’une tribu en train de disparaître sous les yeux des auteurs. Comme pour les anents des Achuars ou les chants nostalgiques, maritimes et nocturnes des Badjos (Zacot 187), les complaintes reproduites dans l’enquête de Barbara Glowzcewski reflètent une situation de désespoir. La lamentation de la fuite des aborigènes, à la recherche d’un refuge, dans les parties les plus hostiles du territoire, à la suite des avancées des colons britanniques, expriment le déracinement d’un peuple contraint de quitter ses terres ancestrales (Glowzcewski 71). La fin de la première partie du récit d’Andreas Labba chante la splendeur des éléments naturels qui traduit la nostalgie de l’auteur à l’égard d’une vie lapone communautaire :
Anta se rappelait le chant des cantiques dans le lointain, tandis qu’ils approchaient, le renne tirant l’homme mort. Les voix semblaient venir des profondeurs de la terre. Quand ils étaient arrivés devant la kota, ils s’étaient tus et avaient fait une pause pour boire le café. Puis, le voyage avait repris, et les psaumes s’étaient élevés à nouveau avant de s’éteindre bientôt dans le brouillard. Tout était alors retombé dans le silence, le vent lui-même avait cessé de souffler dans les branches de bouleau. Le brouillard gris était devenu de plus en plus épais, comme s’il avait voulu imprégner la terre de sa tristesse. (340)
Les répétitions de l’imparfait, la brièveté des phrases et l’évolution angoissante voire morose du cadre naturel[iii] accentuent la magnitude de l’hommage que l’auteur tient à rendre aux traditions séculaires des éleveurs de rennes de la toundra. Ces exemples montrent que la collection « Terre Humaine » recherche une harmonie engloutie entre l’homme et la Terre, établit des analogies entre l’état de la nature et celui d’un peuple et insiste sur le destin cruel d’une population en train de voir ses traditions se dissoudre. La tragédie du changement social est une donnée transcendante dans la collection : la perte des traditions, l’avancée de la modernité et les progrès du consumérisme sont systématiquement présentés comme des calamités. Simultanément, l’amertume ressentie par les auteurs de la collection confrontés à un changement culturel présenté comme dramatique s’accompagne d’une idéalisation d’un passé lointain et d’une projection vers un avenir meilleur. À l’image de la noirceur de la page de couverture qui singularisent matériellement les volumes de la collection, le pessimisme apparent des témoignages ethnographiques de « Terre Humaine » dissimule un optimisme clairvoyant.
Le regard rétrospectif de l’ethnographe sur sa société d’origine
Malgré leurs divergences, les témoignages du lapon Andreas Labba et du géographe Pierre Gourou ont ceci en commun qu’ils suivent une expérience réitérée de franchissement de frontières culturelles conduisant à une « vie en double » (Augé, 2001) qui caractérise la trajectoire de l’ethnographe. Le sentiment de nostalgie, ressenti à l’égard d’une société étrangère, dans l’exemple du géographe, ou à vis-à-vis de sa propre société, dans le cas du lapon, résulte d’allers-retours entre une société traditionnelle et une société moderne. Le déplacement centripète permet à Andreas Labba de mesurer les affres d’une acculturation forcée et d’une industrialisation galopante mettant en péril le patrimoine naturel et l’héritage culturel d’une communauté transfrontalière ; le mouvement centrifuge autorise à Pierre Gourou d’adopter une position nostalgique à l’égard d’une société étrangère et, simultanément, de porter un regard éloigné sur son pays d’origine. Un tel franchissement de frontières culturelles lui donne l’opportunité d’entrevoir de quelles manières sa propre société aurait pu évoluer et, plus précisément, de percevoir ce qu’elle aurait pu conserver, si elle avait pu résister dans des proportions raisonnables aux assauts de la modernisation en maintenant une harmonie avec le milieu naturel. Les propos de Philippe Descola en épilogue de son témoignage (1993) reprennent ce trait essentiel de la démarche ethnographique mis en avant au sein de la collection : le désenchantement de la modernité permet une prise de distance de l’auteur à l’égard de sa propre civilisation, bien que ce mouvement soit d’abord heuristique et non essentiellement moral. Un tel regard permet d’entamer une réflexion sur notre propre monde, histoire et développement, c’est-à-dire sur ce qui aurait pu être et qui n’a pas été. Apprendre à se considérer soi-même comme un autre, c’est prendre conscience d’une altérité ou étrangeté interne qui fonde la vision humaniste de l’individu, de la société et du monde dont se réclame la collection. Il n’est possible de porter un jugement sur une propre culture qu’en ayant vécu momentanément hors d’elle : quitter momentanément notre village doit nous permettre d’examiner notre culture d’origine avec circonspection ou, dans le cas de Mœurs et sexualité en Océanie. Trois sociétés primitives de Nouvelle-Guinée. Adolescence à Samoa (Mead, 1963), la connaissance de l’éducation samoane peut susciter un regard nouveau sur les problèmes de l’adolescence aux États-Unis et favoriser une réflexion quant aux voies que celle-ci pourrait emprunter. La démarche de Margaret Mead ne s’applique pas seulement à la période de l’entre-deux guerres, associée à la pratique d’un voyage philosophique, mais aussi à la période postcoloniale, caractérisée par la multiplication de prises de parole autochtones. Mais le sentiment de nostalgie de l’ethnographe n’émane pas seulement des attributs singuliers de son expérience vécue sur le terrain au contact d’une altérité culturelle; il provient en outre d’une mutation des objets d’étude de la discipline. Pour l’anthropologue américaine, son objet privilégié est l’étude des peuples restés à l’écart des grands courants de l’histoire, avant qu’ils ne deviennent en quelque sorte des objets d’étude archéologiques :
On juxtapose les souvenirs des vieux guerriers, les intonations traînant dans la voix d’une aïeule, et les petits jeux insouciants des enfants où se reconnaît la forme, sinon le contenu, du passé; c’est ainsi que travaille l’anthropologue et qu’il étudie une culture: à l’écoute des accents brisés du présent pour reconstituer le passé immédiat. (Mead 435-436)
L’anthropologie cherche donc à reconstituer le passé à partir de bribes, de vestiges et de ruines du présent. Son objet d’étude évolue moins vers la description de cultures étrangères par un savant qu’en direction de la narration de la métamorphose d’une société sous le prisme des yeux d’un témoin.
Rechercher les origines lointaines pour bâtir lucidement l’avenir
La dramatisation d’un changement culturel passe par l’idéalisation du mode de vie des autochtones avant le contact culturel. Comme chez Léopold Sédar Senghor au sujet de la civilisation nègre et dans la série des deux premiers films de Jean Malaurie en 1970, une des stratégies éditoriales et poétiques de reconnaissance de la contribution d’une société à l’histoire de l’humanité est la valorisation, voire l’idéalisation, de modes de vie et de pensée à l’intérieur de cette société pendant une période prémoderne, c’est-à-dire qui précède le contact de civilisation. La résurrection exprimant la permanence de pratiques religieuses ancestrales et même païennes dans le monde contemporain est l’un de ces procédés. Dans la présentation des volumes, l’éditeur met généralement en avant la survivance d’anciens modes de vie dans le monde d’aujourd’hui, révélés par le témoignage de l’auteur. Le titre de la traduction française de l’ouvrage de Mark Zborowski et d’Elizabeth Herzog en 1992, Olam. Dans le Shtetl d’Europe centrale avant la Shoah, radicalement différent de celui de l’édition originale en 1952, Life is with People, s’inscrit à l’intérieur d’un projet de redécouverte de traditions anciennes pour mieux bâtir l’avenir. Olam, de la même racine que Elem signifiant le voile, le caché, l’invisible, désigne en premier lieu une éternité, non sans lien avec l’idée de permanence de traditions dans la collection « Terre Humaine », comme dans le sous-titre de l’ouvrage de Josef Erlich, « Le Shabbath, moment d’éternité, dans une famille juive polonaise » (1978). En langue courante, Olam désigne le monde, tous les mondes, le monde terrestre et présent mais aussi le monde à venir. La quête des origines d’une société, de ses modes de pensées et de ses pratiques culturelles, avant qu’elle n’entre en contact avec une civilisation étrangère, s’accompagne d’un projet de réécriture d’une histoire correspondant à la nostalgie de la pré-modernité du romantisme révolutionnaire. Cette version politique et contemporaine du romantisme, inséparable des mouvements de Mai 68 cherche à retrouver les valeurs sociales, morales ou culturelles prémodernes d’une société afin de se projeter de manière plus lucide dans le futur. Autrement dit, son aspiration n’est pas celle d’un « retour » au passé – impossible et indésirable – mais plutôt d’un détour par le passé vers un avenir émancipé, à l’instar du temps de l’éternité que dénote le mot Olam. La nostalgie des temps passés est projetée dans un combat révolutionnaire pour édifier une utopie future. Dans une quête indéfectible de la valorisation du patrimoine naturel, culturel et surtout immatériel de l’humanité, « Terre Humaine », qui a parfois été jugée archaïque et passéiste, tente d’amener un vaste lectorat à une prise de conscience de ce que l’homme moderne a perdu, afin de bâtir d’une manière lucide l’avenir de l’humanité. Adhérant à un humanisme écologique, la collection condamne les actions irresponsables des êtres humains sur la nature, notamment sur le long terme. La fuite du présent permet dès lors d’évoquer un monde disparu afin de convoquer un monde possible. À une quête des origines se mêle un amour pour le destin si bien que tout témoignage représente une occasion de se projeter vers l’avenir. Pour Friedrich Nietzsche, l’amor fati est l’amour de l’instant présent en tant qu’éternel retour au présent, c’est-à-dire du « destin » (Nietzsche, 1988). L’amour du destin permet de d’échapper dans un même mouvement au poids du passé et aux promesses de l’avenir. La locution latine de Nietzsche est souvent assimilée au pessimisme mais c’est là un contresens : c’est plutôt un amour du devenir et du chaos. Il faut aimer la réalité dans toute sa diversité pour l’épanouissement d’une figure en développement que le philosophe nomme le surhomme. Il ne s’agit pas de subir mais d’embrasser son destin. Il ne faut pas se résigner à un triste destin, supporter la vie, endurer l’existence dans la souffrance mais au contraire l’accepter joyeusement.
Conclusion
L’expression nostalgique de la tragédie de la disparition de mondes est l’un des thèmes de prédilection qui caractérise l’engagement philosophique, politique et éthique de la collection « Terre Humaine ». Les volumes de la collection recherchent une harmonie engloutie entre l’homme et la Terre, établissent des analogies entre l’état de la nature et celui d’un peuple, et insistent sur le destin cruel d’une population qui voit ses traditions se dissoudre. La tragédie du changement social est une donnée transcendante dans la collection: la perte des traditions, l’avancée de la modernité ainsi que les progrès du consumérisme sont systématiquement présentés comme des calamités. Ainsi, ces volumes peuvent être lus comme une chronique de la mort lente à l’échelle de la planète des sociétés humaines entrées en contact avec des civilisations. A l’instar de l’ethnocide de la société inuite du nord-est du Groenland, le drame de civilisation émerge de la perturbation d’un équilibre entre une population et un territoire. Dans le sillage de l’expérience de Jean Malaurie se succèdent une série de drames obéissant à cette logique implacable d’anéantissement des sociétés traditionnelles. Chaque contribution devient à l’intérieur de la collection le récit d’un bouleversement culturel tragique si bien que l’œuvre éditoriale se présente comme un métarécit d’une déshumanisation d’un monde. La quête des origines dans la collection « Terre Humaine » et tout particulièrement l’usage de Jean Malaurie fait de la notion de destin[iv] se rallient donc à l’amor fati de Nietzsche. Reconnaître que la souffrance fait partie de la réalité et que les drames font partie de l’histoire permettent de mieux comprendre le monde et, par extension, l’être humain. C’est par une prise de conscience de ces étapes douloureuses, voire atroces que l’humanité peut s’accomplir et qu’une Terre peut devenir plus Humaine. La création de la figure du surhomme en réaction aux lacunes du premier homme coïncide avec la réhabilitation de la grandeur des hommes chez Jean Malaurie. Identifier les désastres de la diffusion du modèle occidental dans le monde au passé et au présent doit permettre d’engendrer à l’avenir un véritable progrès humain. Dans cette perspective, les témoignages publiés dans la collection « Terre Humaine » remplissent une fonction testamentaire.
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Annexe : page de couverture, dos et quatrième de couverture d’un volume de la collection « Terre Humaine » (Malaurie, 1989)
Notes
[i] « Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui. » (Lévi-Strauss 1993 478).
[ii] Les fleuves infectés par le dernier homme est une autre métaphore utilisée par Nietzsche pour exprimer la contamination des vaisseaux sanguins d’une planète vivante.
[iii] « Le brouillard gris (…) de plus en plus épais » ; « Tout était alors retombé dans le silence (…) ».
[iv] Le mot est dans le titre de son récit d’exploration : Malaurie, Jean. Les derniers Rois de Thulé. Avec les Esquimaux polaires, face à leur destin. Paris : Plon, 1989.