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La nostalgie impossible par Isabelle Escande

             Dans le train qui l’éloigne de Budapest, Sándor Márai, contraint à l’exil par le régime communiste en 1948, écrit : « pour la première fois de ma vie, j’éprouvai un terrible sentiment d’angoisse. Je venais de comprendre que j’étais libre. Je fus saisi de peur » (445)[i]. Alors que l’écrivain hongrois voit défiler derrière lui son pays qu’il ne reverra plus jamais, il n’évoque pas cette terre perdue, mais le puissant sentiment de liberté qui le fait vaciller. Ce choix peut surprendre. Les exilés politiques du XXe siècle confrontés aux affres du totalitarisme ont souvent valorisé l’idée de liberté, détrônant ainsi la figure qui occupe traditionnellement la place centrale dans l’histoire de la littérature de l’exil : la nostalgie.

             Au XXe siècle, l’émergence de régimes totalitaires à différents points du monde nés d’une opposition directe à la démocratie, telle qu’elle s’est développée vers la fin du XIXe siècle, provoque le départ en grand nombre d’intellectuels. Ceux-ci seront à l’origine d’une profonde transformation de la littérature de l’exil. Les changements ne sont pas seulement observables au niveau quantitatif. Expulsés — non plus en raison de leurs écrits — mais parce qu’ils sont considérés, par leur fonction même, comme des êtres dangereux et nuisibles à la société, les écrivains connaissent une situation inédite qui les amène à redéfinir leur engagement politique et leur vision de la littérature. Parce qu’elles posent l’existence d’une subjectivité, leurs œuvres deviennent des actes de résistance. L’écriture acquiert un caractère fondamental : elle devient l’expression d’une liberté. Rescapée des diverses formes de violence répressive, la voix des écrivains exilés incarne alors l’espoir d’une victoire de l’individu contre les idéologies totalitaires.

             Cette nouvelle responsabilité attribuée aux écrivains exilés les conduit à abandonner ce qui auparavant leur servait de moteur d’inspiration : la nostalgie. Dorénavant ce sentiment n’est plus de mise. Ce renoncement s’exprime notamment dans le choix des déracinés d’effacer la dichotomie traditionnelle entre terre d’exil et terre natale pourtant essentielle à la littérature de l’exil des siècles antérieurs. C’est au creux de cette opposition que naissait la tension créative. Lorsqu’il quitte en 1934 la Suisse pour les États-Unis, Thomas Mann choisit de lire Don Quijote et non un classique allemand au cours de la traversée qui l’amène au nouveau monde.[ii]  La patrie délaissée n’est pas l’Allemagne ni la Suisse, mais bien l’Europe sur le point de subir le joug du totalitarisme. L’ampleur du danger estompe les frontières. De plus, le voyage se termine sur une image pleine d’espoir : l’arrivée du paquebot au port de New York devant la statue de la liberté et les gratte-ciels de Manhattan. La verticalité de ces bâtiments dressés vers le ciel symbolise le combat à mener et la victoire prochaine des valeurs démocratiques contre la barbarie. En effet, Thomas Mann a écrit ce récit de voyage alors qu’il est lui-même en danger de mort en Allemagne. La terre d’accueil, où il se rend à la demande de son éditeur américain, perd son caractère exclusivement étranger puisqu’elle devient l’espace de la parole retrouvée, le retour aux principes démocratiques, aux idéaux partagés ceux d’un humanisme chrétien.

             La dilution des frontières n’est donc pas exclusivement liée à la terre natale. Ceci s’explique également par le fait qu’une grande majorité des exilés a connu d’autres terres d’asile. De nombreux écrivains espagnols ou allemands, à l’heure du nazisme ou de la guerre civile, se sont d’abord réfugiés en France avant de poursuivre leur périple en Amérique. Il n’est pas rare alors que, dans leurs écrits, la terre d’accueil ne soit pas unique, mais multiple. L’idée de rupture, traditionnellement attachée à la littérature de l’exil, s’atténue face à cette nouvelle réalité. Par ailleurs, les écrivains exilés du XXe siècle préfèrent mettre en avant le concept d’ambigüité plutôt que celui de la confrontation dans leur représentation des espaces. La terre d’accueil n’est pas toujours montrée comme libre de tout danger. L’organisation d’assassinats d’intellectuels en exil — aussi bien par le régime nazi que par les dictatures sud-américaines — n’est pas la seule explication de cet intérêt porté au thème de l’ambivalence. Ce dernier est un choix recherché et assumé par les déracinés qui semblent obnubilés par les lieux de passage ou les espaces publics, anonymes et ouverts. Dans Libro de Manuel de l’Argentin Julio Cortázar, les protagonistes se retrouvent la plupart du temps dans des cafés ou dans la rue. Le livre se termine d’ailleurs dans une morgue, lieu de passage vers l’au-delà. Ramón Mercader, dans La Deuxième Mort de Ramón Mercader de Jorge Semprún, est capturé dans un aéroport, autre espace de transition. Le choix de placer l’action principale à Amsterdam n’est pas non plus anodin, puisque cette ville est indissociable de ses canaux, de cette eau qui donne à l’espace son caractère fluide. Similairement, la narratrice d’Hierzulande Andernorts de Christa Wolf ne s’attarde que sur des endroits transitoires dans les chapitres concernant son séjour aux États-Unis. Même dans son hôtel (lieu de passage par excellence), elle ne dépeint que les espaces collectifs, comme le hall, le salon et l’ascenseur. À aucun moment elle ne décrit sa chambre, c’est-à-dire son espace privé. La figure de l’hôtel est une image récurrente des récits de l’exil du XXe siècle. Les écrivains exilés débutent souvent leur œuvre dans cet espace ou y situent une action importante de leur intrigue. La scène d’amour et de rupture entre Andrès et Francine, dans Libro de Manuel, a lieu dans un hôtel face à un cimetière. Ramón Mercader trouve la mort dans une chambre d’hôtel. Espace transitoire, l’hôtel est l’incarnation d’un monde sans limites et montre ainsi la volonté des écrivains exilés de placer leur écrit sous le signe d’un espace sans frontière constamment en mouvement.

             D’ailleurs, ils ne se limitent pas seulement à représenter des lieux ouverts, mais ont recours à plusieurs procédés d’écriture pour favoriser l’impression d’une dissolution des contours, comme l’ellipse, la multiplication des points de vue ou diverses techniques cinématographiques, tel le travelling qui crée le sentiment d’un endroit insaisissable. L’appréhension de l’espace, ainsi que l’espace même, deviennent donc mobiles. À travers cette recherche d’une mobilité totale, les écrivains exilés mettent en scène leur propre exil et participent au processus de démythification. Face à un univers entièrement mobile, l’exil, qui est lui-même mouvement, perd son caractère exceptionnel, voire tragique. La nostalgie qui prenait sa source dans la bipolarisation des espaces, la confrontation terre d’exil/terre natale, elle-même exacerbée pour mettre en avant l’idée d’absence et de vide existentiel, est comme relayée au second plan, ou même oubliée.

             L’abandon d’une autre dichotomie — elle aussi ferment essentiel de la nostalgie dans les récits d’exil antérieurs — vient renforcer cette nouvelle situation. L’exilé était autrefois représenté comme un être seul, en opposition souvent avec les individus rencontrés en exil. Ces derniers ne sont parfois même pas évoqués traduisant ainsi le gouffre entre eux, ou bien ils sont désignés par des expressions allusives voire négatives. Cette situation tragique est bien sûr renforcée par l’insistance des écrivains de l’époque sur la solitude de l’exilé éloigné de ses anciens compagnons. Privé d’interlocuteurs, il semble réduit au silence. Dans l’écriture cet échec de l’échange se matérialise à travers plusieurs procédés, notamment grâce à la figure de l’écho amplement utilisée. Le poème « El náufrago » de Juan Meléndez Valdés (1754-1817) se termine, par exemple, en évoquant ce phénomène langagier. Le lecteur est saisi d’effroi par cet écho final qui s’oppose à la longue prise de parole du poète au cours de laquelle ce dernier s’adressait à différents interlocuteurs. La parole ne fait que revenir sur elle-même et avancer ainsi vers sa propre destruction. Cette image d’un verbe qui se répète évoque une autre figure particulièrement appréciée des écrivains de la littérature de l’exil : la figure du double associée à l’idée d’anomalie. Le présupposé métaphysique de l’unité du Cosmos — véhiculé notamment par les Romantiques — explique ce rapprochement. L’exilé, homme de la rupture, est alors érigé en figure inquiétante. La figure du double sert à mettre en relief l’expérience véritablement terrifiante (puisque contre la nature) à laquelle les écrivains exilés sont confrontés. La solitude est abyssale.

             Exclu de l’unité du monde, l’exilé ne prend cependant pas toujours les traits d’un monstre, mais jouit par sa position exceptionnelle d’un statut semi-divin, comme le montre l’évolution du personnage principal dans Peter Schlemihls wundersame Geschichte, conte métaphysique sur l’exil d’Adelbert von Chamisso (1781-1838). L’auteur dépeint, dans un premier temps, le sort tragique auquel l’homme sans ombre (symbole de l’exilé) est condamné. Son histoire est tout d’abord celle d’une déchéance, et son parcours géographique illustre son exclusion progressive de la compagnie des hommes. Parti d’un port — lieu d’échanges par excellence — Peter Schlemihl est contraint de quitter la ville; il se réfugie alors dans un village, avant de s’enfuir dans les montagnes et de finir devant une grotte, symbole de l’enfer et de la déchéance ultime. Mais la découverte par le héros de bottes de sept lieues, grâce auxquelles il franchit les continents en quelques enjambées, va concourir à son salut parce qu’elles vont lui permettre d’accroître son apprentissage et de devenir un sage avisé. L’exilé mène ainsi à une meilleure connaissance du monde, et guide l’humanité vers la marche du Progrès.

             Cette position en retrait, même si elle se pare d’un caractère semi-divin, n’est plus du tout d’actualité dans les récits d’exil du XXe siècle où le déraciné est profondément inscrit dans l’humanité. La nostalgie qui prenait sa source dans la représentation de cette solitude est une fois de plus mise de côté. En effet, ces écrits représentent l’exil comme une expérience collective. Une écrivaine argentine installée en France après le coup d’état de 1976, Alicia Dujovne Ortiz dépeint dans son roman El agujero en la tierra des personnages personnellement et indirectement marqués par l’exil, le manque ou l’absence d’un proche. Cette mosaïque d’êtres déracinés est particulièrement fréquente et l’insistance des écrivains exilés sur cette collectivité montre que leur démarche va au-delà de la simple inscription dans une communauté et qu’elle relève d’un geste politique, voire éthique. À l’heure des nationalismes exacerbés et des régimes construits sur la négation de la diversité humaine, les déracinés exhibent l’hétérogénéité et la multiplicité des influences propres à chaque culture. La nostalgie d’un collectif harmonieux n’est pas à l’ordre du jour. Au contraire, les écrivains exilés du XXe siècle multiplient les procédés d’écriture pour mettre en avant le lien essentiel entre identité et altérité. L’Autre est montré comme partie intégrante du Moi, et c’est sur cette présence et influence d’autrui que l’intérêt se porte dorénavant. La structure de Hierzulande Andernorts témoigne de cette nouvelle conception. Aux expériences et souvenirs intimes se mêlent de nombreuses lectures critiques de contemporains, montrant ainsi la priorité accordée au concept de l’altérité. Les déracinés soulignent que l’identité de l’individu est intimement liée à l’appréhension de l’Autre : elle n’existe qu’à travers le regard d’autrui. Jorge Semprún le montre bien dans La Deuxième Mort de Ramón Mercader.  Outre le fait qu’il possède le même nom qu’un personnage réel (l’assassin de Trotski), le héros Mercader apparaît dans le roman sous deux identités différentes.

             Cette nouvelle interprétation de l’identité, dorénavant représentée comme une réalité hétérogène, a participé au processus de démythification de l’exil : le déraciné n’est plus celui qui doit subir, par son rejet de la terre natale, une douloureuse perte d’identité (source de nostalgie créative). Il est celui qui, par sa constante confrontation à l’altérité, est le mieux placé pour tenter de cerner la complexité de l’identité.

             En effet, les écrivains exilés ne renoncent pas à la matérialiser et se différencient alors des autres écrivains de ce siècle qui se sont également opposés à une définition ontologique de l’identité, mais qui suggèrent dans leurs écrits l’échec de toute entreprise mise en place pour tenter de définir leur identité. Les écrivains exilés du XXe siècle ont alors tracé leur propre voie et ont multiplié les stratagèmes (recours permanent au corps et à la matérialité de l’écriture) pour parvenir à lui donner forme. Mais plus que l’identité mouvante, ces écrivains montrent la possibilité de capter l’individualité propre à chacun. Leurs écrits sont d’ailleurs marqués par le désir de mettre en avant la parole subjective et cette volonté ne s’explique pas seulement par leur désir de réhabiliter l’individualité détruite et humiliée par les dictatures. Leur recherche de la subjectivité dépasse leur souci d’opposition et se double d’une prise de conscience sociale et politique. C’est par l’affirmation de la parole subjective en effet que les proscrits suscitent une réaction, un échange, et assurent la survie des principes démocratiques et le bon fonctionnement de la société.

             Le refus d’une identité fermée, imperméable aux changements et intrinsèquement liée à un territoire se devine également dans la déconstruction d’un autre mythe associé à la littérature de l’exil : le « Grand Retour »[iii]. À travers cette décomposition s’exprime pleinement la démythification de l’exil et par là même la disparition de la nostalgie. Auparavant, le retour était réservé au domaine de la projection chimérique favorable à l’explosion de ce sentiment. L’image du retour à la terre natale apparaissait en rêve, dans une sorte de vision fantasmée. Dans le poème intitulé « In der Fremde » de Heinrich Heine (1797-1856), l’évocation du pays natal se termine par le vers « Es war ein Traum » (c’était un rêve), mettant fin de manière tranchante aux délices de l’imagination et du rêve. L’image de la patrie est souvent associée à celle d’un paradis perdu, à un bonheur originel.

             Dans les récits d’exil ultérieurs, le retour perd son caractère fantasmagorique. L’idéalisation de la terre natale n’est plus d’actualité. Toujours est-il que si la notion de retour ne disparaît pas, elle se transforme dans son apparition. Elle n’est plus une présence hallucinée entièrement coupée du monde réel, mais se réalise plutôt de manière concrète, et ne relève plus que rarement du domaine du rêve. D’ailleurs, les écrivains exilés du XXe siècle se plaisent à narrer le retour de leurs personnages à la terre d’origine ou leur propre retour, inscrivant ainsi cette expérience dans le domaine du possible et du concret. La description sobre de ces retours réels parvient à déconstruire l’irréalité du « Grand Retour ».

             Il n’est plus, en effet, question de vengeance ou de victoire extraordinaire : l’expérience du retour est décrite avec pudeur et mise à distance. Dans son œuvre Kindheitsmuster, Christa Wolf exprime cette humilité nouvelle. Le contexte est bien sûr très particulier puisque adolescente la narratrice a dû fuir sa ville natale en raison de la fin de la guerre, notamment de la chute du national-socialisme. La terre d’enfance est devenue entre-temps la Pologne. Il est certain que l’esprit de vengeance n’est plus d’actualité. Au contraire, il s’est transformé en sentiment de culpabilité qui tire son origine de la participation de la jeune fille à la passivité collective face à la montée du nazisme. Le retour n’a ainsi rien d’une démarche triomphante, il est surtout marqué par une certaine discrétion. Le retour se fait presque de manière cachée, à l’insu des nouveaux habitants. À aucun moment, la narratrice ne décrit cette terre d’enfance comme son propre pays. Au contraire, l’accent est mis sur son altérité, sur sa nouvelle identité polonaise. Elle évoque notamment la graphie polonaise du nom de sa rue « Sonnenplatz » sur la plaque de rue fixée sur le mur de la maison. Ce sont eux les intrus (la narratrice et sa famille), et non l’inverse. Elle se rend d’ailleurs devant sa maison natale mais n’ose pas demander la permission d’entrer à la nouvelle propriétaire. Avec sa narratrice plantée devant la porte, Christa Wolf remet en question la réalité du « Grand Retour ». Le bouleversement complet de l’univers passé — souvent le cas pour les écrivains exilés du XXe siècle — empêche sa réalisation complète. Kundera exprime cette ambiguïté dans L’Ignorance lorsqu’il écrit : « L’Odyssée, aujourd’hui, serait-elle concevable ? L’épopée du retour appartient-elle encore à notre époque ? Le matin, quand il se réveilla sur la rive d’Ithaque, Ulysse aurait-il pu entendre en extase la musique du Grand Retour, si le vieil olivier avait été abattu et s’il n’avait rien pu reconnaître autour de lui ? » (65).

             Par ailleurs, le retour, dans sa définition même, est questionné. D’un point de vue topographique il est possible, mais les écrivains exilés du XXe siècle, contrairement à leurs prédécesseurs, ne semblent pas disposés à mettre en avant cette aventure spatiale. Les exilés ne s’attardent que rarement sur le voyage qui les conduit de nouveau à fouler le sol de la terre natale, comme s’il n’avait en soi aucun intérêt. Christa Wolf passe sous silence l’expédition jusqu’en Pologne. Jorge Semprún débute son récit autobiographique Federico Sánchez vous salue bien — dans lequel il raconte après plusieurs années d’exil son retour à Madrid, la ville de son enfance — par ces termes : « nous étions arrivés » (11). Le retour n’est pas cependant dénué de toute valeur et la place de cet événement dans l’œuvre montre son importance. Il est intéressant dans la mesure où il assure une projection instructive. Comme dans le roman de Christa Wolf, le retour au temps de l’enfance n’a d’intérêt, en effet, que pour mesurer les changements dans la durée observés sur le « moi »; ceci fait prendre conscience à l’auteur de son propre vieillissement. Semprún répète à plusieurs reprises qu’il était « revenu sans pour autant avoir rajeuni. » En aucun cas le retour dans l’enfance ne signifie le retour à l’origine ni ne suggère l’idée d’une identité retrouvée; l’identité, qui n’est que mouvements et progressions, ne peut pas être réduite à un moment passé.

             Instructive, cette démarche est aussi montrée par les écrivains exilés du XXe siècle comme étant nécessaire. L’importance du retour prend alors toute son ampleur. C’est grâce à la confrontation entre le « moi passé » et la prise de conscience des changements que la réconciliation identitaire est possible. Traitant de ce travail d’anamnèse suscité par le retour, Kindheitsmuster se termine par une réconciliation entre l’auteur et son héroïne — l’adolescente qui fut membre des Jeunesses hitlériennes. Christa Wolf n’a pas écrit ce livre afin de décharger son sentiment de culpabilité sur Nelly, mais au contraire dans le but de se confronter directement aux faits, de se reconnaître responsable de son passé. Ce retour critique sur soi est la condition indispensable à l’apaisement des conflits intérieurs et à l’unité du Moi. Sa démarche est individuelle, mais elle a tout de même une portée collective comme le montre la dédicace à ses deux filles. L’écrivaine suggère, par cet envoi aux générations suivantes, l’importance essentielle d’une confrontation au passé, elle-même responsable du bon ou mauvais fonctionnement du futur.

             Face aux versions mythifiées de l’histoire et à la mise en place par les régimes totalitaires d’une mémoire collective officielle falsifiée, les écrivains exilés réagissent et prônent un rapport au passé complètement différent, basé sur la remise en cause et l’implication individuelle. Leurs œuvres deviennent des mises en garde contre les tentatives de mythification de l’histoire. Les écrivains développent plusieurs procédés d’écriture, comme le choix d’une fin ouverte, le refus de toute dichotomie, la fragmentation des voix et la réécriture de récits mythiques, pour favoriser une nouvelle appréhension active, modulable et ouverte du passé. Les moments de nostalgie collective, contraires à cette démarche, sont moqués ou montrés dans leur insuffisance intrinsèque, voire dépeints dans leur dangerosité. Dans le roman Medea Stimmen de Christa Wolf, l’expérience collective de la nostalgie, vécue par les Colchidiens exilés en Corinthie, mène à une fin funeste. L’exacerbation de ce sentiment construit sur un rapport faussé et souvent manipulé au passé est un obstacle au futur, dans la mesure où elle conduit à la création d’une société sclérosée, condamnée à un présent répétitif et éternel. Facteur de repli sur soi, et par là même d’exclusion, elle est source de haine et de division dans la société. Christa Wolf met en garde contre ces dérives et son livre sonne comme un cri d’alarme dans le contexte social et historique qui est le sien, celui de la Réunification allemande.

             La nostalgie est donc loin d’être présentée comme une source d’inspiration créative, comme dans les récits d’exil antérieurs. Réduite au silence ou jugée inapte, voire dangereuse, elle révèle, par le traitement que lui réservent les écrivains exilés du XXe siècle, les problématiques auxquelles ils doivent dorénavant faire face. Sa disparition n’a d’ailleurs en rien signalé le déclin d’une littérature riche de plusieurs siècles. Les procédés inédits mis en place par les écrivains exilés pour répondre aux changements historiques et politiques de leur époque sont à l’origine d’une nouvelle écriture qui bouleverse non seulement la tradition littéraire de l’exil, mais aussi la littérature en général.

 

 

Bibliographie

Chamisso, Adalbert von. L’Étrange histoire de Peter Schlemilh/Peter Schlemihls wundersame Geschichte, traduit de l’allemand par Albert Lortholary. Gallimard, coll. « Folio bilingue », 1992.

Cortázar, Julio. Libro de Manuel. Bruguera, 1981.

Dujovne Ortiz, Alicia. El agujero en la tierra. Monte Avila, 1983.

Heine, Heinrich. Neue Gedichte. Reclam, 1996, p. 81.

Kundera, Milan. L’Ignorance.  Gallimard, coll. « Folio », 2005, p. 9.

Mann, Thomas. Meerfahrt mit Don Quijote. Insel Verlag, 1956.

Márai, Sándor. Mémoires de Hongrie, traduit du hongrois par Georges Kassai et Zéno Bianu. LGF, « Le Livre de Poche », 2011, p. 445.

Meléndez Valdés, Juan. « El náufrago », in : Obras Completas, edición y prólogo de Emilio Palacios Fernández. Turner, coll. « Biblioteca Castro », 1996, p. 489.

Semprún, Jorge. La Deuxième Mort de Ramón Mercader. Gallimard, coll. « Folio », 1998.

Semprún, Jorge. Federico Sánchez vous salue bien. Bernard Grasset, 1993, p.31.

Wolf, Christa. Hierzulande Andernorts. Erzählung und andere Texte 1994/1998. Deutscher Taschenbuch Verlag, 2001.

Wolf, Christa. Kindheitsmuster. Luchterhand, 2002.

Wolf, Christa. Medea, Stimmen. Deutscher Taschenbuch Verlag, 1998.

 

 

Notes 

[i] Sándor Márai, Mémoires de Hongrie, traduit du hongrois par Georges Kassai et Zéno Bianu, Paris, LGF, coll. « Le Livre de Poche », 2011 (Albin Michel, 2004), p. 445. L’autobiographie fut publiée initialement en hongrois à Toronto en 1972 chez Stephen Vörösváry, Weller Publishing Co.

[ii] Thomas Mann écrit Meerfahrt mit Don Quixote lors de son premier voyage aux États-Unis à l’occasion de la parution en anglais des Geschichten Jaakobs. En 1934, il est installé depuis peu à Zürich, à la suite des conseils de ses enfants qui n’estiment pas prudent un retour en Allemagne.

[iii] L’expression est tirée d’un ouvrage de Milan Kundera, L’Ignorance, dans lequel l’auteur relate les difficultés du retour de l’exilé.