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Le temps, la mémoire, et le passé imaginé : Configurations stylistiques du topos nostalgique chez Aimé Césaire par Dorgelès Houessou

Introduction

             La négritude a constitué, à en croire Leiris, le thème central de la poésie d’Aimé Césaire « comme expression naturelle de ce qui lui tient le plus à cœur » (Leiris dans Kesteloot & Kotchy, 8). Kesteloot estime de même que « toute étude sur l’œuvre de Césaire débouche inévitablement sur le tragique essentiel de la condition nègre, et sur la révolte aussi essentielle de l’homme, par le truchement de la poésie qui, pour un temps, lui rend espoir et dignité » (13). Mise de l’avant dans d’un journal intitulé L’Étudiant noir, la notion de négritude née du constat qu’il fit avec ses amis, Léopold Senghor et Léon Damas, quant à leur communauté d’origine séculaire et leur condition de discriminés raciaux, aura pour objectifs la revendication de leur statut de nègre et la contestation des fondements idéologico-politiques du racisme et de son corollaire l’impérialisme.

             Selon leur vision du monde quasi révolutionnaire en ces heures de première guerre planétaire : « Il faut assumer sa négritude, ne plus avoir honte d’être Noir et revendiquer fièrement ses attaches africaines » (9). Plus qu’un credo ou un simple leitmotiv, ce mot d’ordre sera « le fondement du message que, dès cette époque, Césaire s’est efforcé de transmettre et qui, tandis que son porteur s’acheminait vers la maturité, n’a pas cessé de s’élargir et de s’étoffer » (9). Mais s’il est ainsi possible de réduire la poésie de Césaire à son ferment thématique négritudien, il est tout autant objectif de résumer son animus créateur au sentiment nostalgique que son œuvre recèle en matière de procédés expressifs.

             Le choix d’une perspective onomasiologique implique une diversité conséquente du corpus d’étude. Devant une œuvre si importante et si abondamment glosée, la présente étude ne considérera que quelques-uns des poèmes que l’auteur consacra à la nostalgie. Parmi eux par exemple, le poème « Calendrier lagunaire » qui est le premier poème écrit par lui et que Césaire a choisi de faire graver sur sa tombe en avril 2008, ainsi que le poème « An neuf », qui constitue avec d’autres encore des pièces dont l’énoncé titulaire est d’obédience thématique selon la terminologie de Genette (1987 : 96-97). Le thème développé y est donc défini d’emblée soit en rapport sémique dénotatif avec la nostalgie (« Nostalgique », « Nocturne d’une nostalgie », etc.), soit en rapport sémique connotatif avec celle-ci (le temps, l’historicité, la culture, etc.).

             On s’intéressera particulièrement à la constitution stylématique de ces différentes représentations de la nostalgie dans l’écriture poétique césairienne. Ces représentations sont premièrement de l’ordre de l’ontologie historique corrélée à la répétition comme modalité praxistique de la référence au passé réel par opposition au passé travesti par le colonialisme; elles sont deuxièmement de l’ordre de l’abstraction métaphysique campée par une figuration excessive du langage mythologique; elles sont enfin portées vers un idéal prophétique oniriquement vécu et faisant conspirer la caractérisation et le lexique comme indices de la matérialité d’un langage poétique à vocation performative.

I- Balayage théorique

1- La stylistique

             On emprunte à Molinié l’idée que la stylistique comme discipline n’a pas pour objet ultime le style, en premier, mais la qualité littéraire, la littérarité donc d’un texte, en tant qu’elle est envisageable en matière de gradualité. Le littéraire en tant que qualité ou catégorie textuelle d’obédience esthétique évolue donc vers le littérarisable par « degrés de fonctionnement » des déterminations d’ordre linguistique (Molinié 2014, 203). Le stylistique donc, qualité résultative de la praxis disciplinaire, s’appréhende : « comme un état actif, si l’on peut dire, un dynamisme, un mouvement, des dispositifs en action : n’importe quel fait de syntaxe, de morphologie, de vocabulaire, d’énonciation ou d’anaphore peut entrer dans une combinaison qui établit et anime le fonctionnement d’un texte à régime de littérarité » (203).

             Les « dispositifs en action » dont parle Molinié sont aussi qualifiés de « faits », voire « [d]évènements, » quand le dynamisme morphosémantique et interrelationnel qui les active, rencontre l’adhésion émotionnelle et psychosomatique du lecteur. Ce processus implique donc l’émergence ou la saillance d’un usage inhabituel du langage constitutif d’un caractérisème de littérarité que le théoricien nomme stylème. Mais : « pour garantir le caractère significatif du stylème, sa valeur de porteur d’une marque de littérarité, d’un indice de fonctionnement du discours en régime de littérarité, il est utile de le penser en termes de rapport, de corrélation, entre plusieurs éléments […] : corrélation, par exemple, entre telle forme de phrase et telle représentation énonciative ou actantielle, ou corrélation entre l’apparition de telle figure et de telle thématisation typique » (203).

             Le postulat théorique adopté dans le présent essai de systématisation des représentations stylistiques de la nostalgie césairienne, considère les corrélations entre les stylèmes de figuration/énonciation et la thématisation spécifique, c’est-à-dire la mise en relief médiate et prédicative du topos nostalgique en ses déclinaisons historiques, mythiques et prophétiques.

 2- Le topos littéraire

             Une critique formaliste par trop excessive s’est longtemps refusé l’entrée dans un texte littéraire par l’onomasiologie, préférant à celle-ci l’analyse sémasiologique pour d’évidentes raisons vaticinatrices de technicité. Or, le traitement d’une question, d’une thématique par les moyens du langage et selon une codification formelle spécifique en fait de facto une question, une thématique littéraire. De là découle la question du topos littéraire qui à en croire Molinié est indissociablement lié à une référentialité de l’ordre de l’expérience empirique. Car : « la topicité du littéraire tient d’abord à la topicité constitutive du littérarisable, comme littérarisable, c’est-à-dire comme discursivité éventuellement apte à être reconnue comme artistique en raison de la mise en jeu de réactions dans un corps social quelconque (réel, vécu, fantasmé, reconstruit, postulé) » (Molinié 2000, 156). En d’autres termes, ce n’est pas le constituant thématique qui détermine la littérarité, c’est-à-dire le potentiel de littérarisation d’un discours mais bien au contraire la « praxis, historiquement concrète et incarnée aussi dans des corps d’individus singuliers » l’expérience singulière empirique de l’esthétique évaluée par le récepteur (156).

             Si l’on envisage donc le littéraire en tant que son propre topos, « alors le stylématique, comme prégnance de littérarisation, est aussi, justement, analysable en termes de puissance de littérarité, et non forcément de littérarité effective. Ce qui s’oppose bien sûr à toute idée d’essentialisme de littérarité, mais implique une pensée de la littérarisation à la fois graduelle, instable et à toujours conquérir à réception » (152). Il en résulte que les actions conjuguées des dispositifs d’énonciation sur la sensibilité du lecteur déterminent la stylicité du texte soumis au processus de littérarisation. D’un côté donc le texte et ses déterminations stylématiques, et de l’autre le lecteur qui en effeuille les indices de littérarité en vue de les faire émerger du puissanciel au factuel. Entre ces deux bornes, la matière linguistique qui n’est pas que forme, mais représentation sociale par référenciation, média nécessaire à l’existence du littéraire comme topique de lui-même.

II- Le stylème de la répétition comme modulateur du topos nostalgique

1- Les marqueurs descriptifs et leurs boucles réflexives

             Dès les aurores de sa bibliographie, Césaire induit l’idée de la répétition comme caractérisème fondamental du topos littéraire de la nostalgie. Cahier d’un retour au pays natal, qu’il publie en 1930, constitue un énoncé titulaire sémantiquement conçu dans cette optique. Le déterminant zéro ou l’absence de déterminant à « Cahier » suggère un statut dénominatif au lexème qui par glissement acquiert valeur d’être. Le sème de répétition est ici sous-jacent à la constitution de l’objet référentiel du cahier qui est une succession de lignes et de pages impliquant un retour et un recommencement constant, tout comme un être humain peut se voir marqué intérieurement ou sur l’épiderme par des stigmates (conséquences d’expériences douloureuses) ou des scarifications (gages d’intégration sociale du porteur). Dans un cas comme dans l’autre, la fonction testamentaire du cahier induit un recours au passé, donc un biais nostalgique.

             Le retour est le fait de « se rendre à nouveau dans le lieu d’où l’on est venu. »i Ce lexème quoique déjà dénotativement marqué par un sème de répétition et de connivence avec le passé est précédé par un déterminant à valeur de non-notoriété comme pour laisser planer l’hypothèse de retours autres que celui qui est décrit, en valeur puissancielle. Le poète évoque donc un retour qui en cache certainement d’autres dans une boucle réflexive quasi infinie. Le syntagme nominal « au pays natal » semble aussi relever sémantiquement d’une répétition dans la mesure où la lexie « pays » et l’épithète « natal » évoquent l’une et l’autre l’origine et l’appartenance. La question du cercle sans fin se détermine par l’évidente question identitaire de l’auteur qui quoiqu’il évoque un « pays natal » n’en est pas moins un « nègre apatride » désireux d’un retour aux sources et à ses racines car l’acception première de la nostalgie en fait un « état de tristesse causé par l’éloignement du pays natal »ii. Césaire aurait donc pu intituler son œuvre Cahier de nostalgie…

On peut ainsi lire dans le Cahier :

À force de regarder les arbres je suis devenu un arbre et mes longs pieds

d’arbres ont creusé dans le sol de larges sacs à venins de hautes villes

d’ossements

à force de penser au Congo

je suis devenu un Congo bruissant de forêts et de fleuves. (28)

Dans cet extrait, la répétition des lexèmes « arbre(s) » et « Congo » doublée du terme générique « forêts » martèle le besoin de fixation identitaire d’un « je » poétique en proie au déracinement à travers la métaphore de l’arbre. D’abord la Martinique, puis la France dont les Antilles sont un Département, ensuite l’Afrique, puis à nouveau la Martinique, puis encore l’Afrique et ainsi de suite, le trajet de la quête identitaire césairienne est sans fin.iii Mais le cercle n’est pas vicieux comme il l’écrit. Les pesanteurs de cette boucle réflexive déterminent ce que le poète appelle la « noria »iv: l’interminable retour à la source première de toute vie.

2- Le refrain : motif et itération de l’ailleurs antique et mythique

             À en croire Leiris, il faut savoir apprécier le génie poétique de Césaire : « Rien de mieux pour cela que de se mettre en cet état de parfaite vacance dont il parlait dans son Cahier d’un retour au pays natal, à propos des hommes qu’a enfantés cette terre d’Afrique, objet pour lui d’une nostalgie ardente » (Kesteloot & Kotchy, 11). La nostalgie de cette Afrique mère côtoie des sommets de perfection stylistiques dans le poème « Addis-Abeba 1963 ». Le stylème de la répétition s’y déploie dans une vaste diversité. Tout d’abord le refrain de ce texte d’un grand enthousiasme :

[…] Reine de Saba Reine de Saba

qu’en dit l’oiseau Simmorg-Anka ?

[…]

Reine de Saba Reine de Saba

serai-je l’oiseau Simmorg-Anka ?

[…]

Reine du Matin Reine de Saba

où vit l’oiseau Simmorg-Anka ?

[…]

Reine du Midi Reine de Saba

ci-gît l’oiseau Simmorg-Anka.

(Présence Africaine 1988/2, 7-9)

La quadruple reprise de ce passage à vocation interpellative allie à la référenciation historique celle du mythe. En soi, si ce dystique est répétitif et relève de l’ordre du refrain, l’épanalepse visant à la reprise mécanique du syntagme « Reine de Saba Reine de Saba » ne manque pas d’interpeller le lecteur et de le faire complice de l’incantation cultuelle en hommage à ce personnage. L’historique tient ici à la nomination de la « Reine de Saba » dont les écrits situent l’existence en Afrique et plus précisément en Éthiopie. Ce dernier lieu spécifique est, par le truchement d’une coïncidence discursive à effet de mise en abyme, le lieu où se tint du 22 au 25 mai 1963 la conférence historique de la création de l’Organisation de l’Unité Africaine. Si aux yeux du poète l’Afrique renoua ces jours-là avec sa grandeur, une telle grandeur se vit jadis en la personne de la Reine de Saba. Femme de pouvoir dont la beauté frisa la légende et dont la richesse et les qualités morales en firent l’objet de la convoitise des hommes les plus influents, elle céda au charme de Salomon, roi d’Israël, sur qui elle eut une grande emprise. Le nominatif « Reine du Midi » qu’elle porta en référence à sa majesté mais aussi au culte astral auquel, par glissement métonymique, elle est identifiée est repris par Césaire avec un brin de malice.

             Mais le constituant mythique réside dans la cristallisation du mot composé « Simmorg-Anka ». La composition même de ce mot constitue une modalité du stylème de la répétition. Les deux noms ici associés en un seul, désignent chacun l’oiseau mythique désigné dans la culture occidentale par le phénix. Cette agglutination nominative a valeur d’insistance et décuple à l’énonciation, les valeurs et qualités du dieu oiseau que sont l’immortalité, la sagesse, la beauté, l’abondance et la science médicinale.v Ces qualités mythiques favorisent le transfert mémoriel et spirituel que le poète suggère d’établir entre l’Éthiopie comme symbole de l’unité africaine et l’extase nostalgique du passé historique et mythologique du continent noir.

             Outre la reprise structurelle du dystique tenant lieu de refrain, le poète choisit de clore le poème par une alchimie accumulative de procédés répétitifs d’une grande expressivité :

[…] l’Afrique parlait en une langue sacrée

Elle dit : ‘‘l’homme au fusil encore chaud

est mort hier. Hier le convoiteux sans frein

piétineur piétinant saccageur saccageant

hier est bien mort hier.

(Présence Africaine 1988/2, 7-9)

Cette strophe comporte à elle seule : une répétition de nature stéréotypique pronominale (l’Afrique… Elle) ; une anadiplose thématisant un douloureux passé aboli par l’énonciation même (hier. Hier) ; deux polyptotes successifs (piétineur piétinant saccageur saccageant) ; et une épanadiplose (hier est bien mort hier) dont la thématisation est amphibologique et renvoie aussi bien au sujet humain décrié (l’esclavagiste) qu’au topos historique fait de douleurs et de larmes. On retrouve donc dans ce passage des répétitions séquentielles qui se solidarisent de la répétition structurelle que constitue le refrain en vue de rappeler, avec prégnance, les intrications historiques et mythiques au cœur de la célébration de l’Afrique sur les ruines d’un passé marqué par le viol et la violence. Le poète n’est donc pas dupe au point de nier la souffrance des peuples noirs. Cette histoire cependant, sans être à renier, ne constitue pas le commencement de la civilisation des Noirs. Il revendique donc une histoire et un passé antérieurs à l’exploitation négrière comme relevant de confluences mythologiques et religieuses à la gloire des Africains.

Le stylème de la répétition se perçoit encore dans cet extrait du poème « Rabordaille » :

En ce temps-là le temps était l’ombrelle d’une femme très

belle

 au corps de maïs aux cheveux de déluge

en ce temps-là la terre était insermentée

en ce temps-là le cœur du soleil n’explosait pas

(on était très loin de la prétintaille quinteuse

qu’on lui connaît depuis)

en ce temps-là les rivières se parfumaient incandescentes

en ce temps-là l’amitié était un gage

pierre d’un soleil qu’on saisissait au bond

en ce temps-là la chimère n’était pas clandestine.

(Césaire, La Poésie, 468)

La reprise anaphorique rythme l’expression de ce passage en une sextuple occurrence. Le syntagme prototypique introductif de la narration, « en ce temps-là », est repris comme un refrain ouvrant à la fois sur la certitude et la véridicité du propos, et sur la distance historique entre le passé évoqué et le présent de narration. On en déduit dénotativement que ce passé lointain contraste avec le présent fait de pesanteur et de torpeur, en actualisant une « collision des temporalités » susceptible de révéler la nostalgie du poète pour une époque faste et glorieuse au bénéfice des Noirs.vi Le poète campe la posture du conteur évoquant un passé merveilleux et féérique imaginé, riche de fraternité et de bons sentiments par opposition au dictat actuel du capitalisme et du profit au détriment de l’humanisme. Le stylème de la répétition s’enrichit dès lors de celui de la métaphore, entre autres figures, et initie la nostalgie prophétique.

III- La métaphore du passé édénique et la nostalgie prophétique

1- Métaphorisation du topos nostalgique

             Dans « Calendrier lagunaire » Césaire évoque, toujours au moyen du rythme dont il fait un indice de retour aux sources culturelles, la nostalgie d’une Afrique chère à son être. Le début du poème est donc tout entier consacré à la transversalité figurative entre anaphore et métaphore :

J’habite une blessure sacrée

j’habite des ancêtres imaginaires

j’habite un vouloir obscur

j’habite un long silence

 j’habite une soif irrémédiable

j’habite un voyage de mille ans

j’habite une guerre de trois cent ans

j’habite un culte désaffecté

entre bulbe et caïeu j’habite l’espace inexploité.

(Moi laminaire 11)

Le thème de la substitution corporelle (j’habite) se démultiplie en une série de phores locatifs qui renvoie successivement (i) aux cultes des divinités africaines auxquelles il est d’usage de sacrifier des animaux par immolation et dispersion de sang (une blessure sacrée) et qui ont été abandonnés au profit des religions monothéistesvii (un culte désaffecté); (ii) aux mythes mais aussi aux récits épiques et légendaires des héros civilisateurs africains (des ancêtres imaginaires); (iii) au passé joyeux et festif de l’Afrique des contes et des veillées, désormais muselée par le capitalisme (un long silence); (iv) au besoin de liberté des Noirs avachis par l’oppression et la discrimination raciales (soif irrémédiable); (v) au voyage cérébral et spirituel entrepris par le poète pour retrouver les siens, pour reprendre possession de son identité historique car les esclaves débarqués ont été débaptisés et forcés d’endosser une culture et une histoire d’emprunt (j’habite un voyage de mille ans). D’où la référence ironique à la guerre de cent ans dont le poète estime les dégâts de moindre importance comparés à ceux de la « guerre de trois cents ans » subie par l’Afrique durant les trois siècles de la traite négrière.viii

Dans le même poème Césaire écrit :

j’habite l’auréole des cétacés […]

  à vrai dire je ne sais plus mon adresse exacte

bathyale ou abyssale

j’habite le trou des poulpes

je me bats avec un poulpe pour un trou de poulpe. (11)

Le phore marin compte quatre occurrences (cétacés, bathyale, abyssale, poulpe) tandis que le dernier de ses constituants (poulpe) en compte lui-même trois ; d’où un total de six occurrences. L’alliance du stylème de la répétition et de la métaphore décuple ici l’obsession métaphorique du poète pour la mer. Toutefois la symbolique à laquelle renvoie son usage contextuel n’est pas le souvenir douloureux de la traite négrière mais celle de l’origine du monde. En effet le sème commun aux êtres énoncés (cétacés, poulpe) de même qu’aux profondeurs évoquées (bathyale, abyssale) relève de l’ancienneté des espèces marines dont la plupart et les moins connues vivent dans les profondeurs peu visitées par l’humain. Ce grand inconnu qu’est la vie sous-marine suggère, en soi, un riche imaginaire qui se trouve renforcé par les découvertes scientifiques attestant de la coïncidence de l’apparition de l’eau sur terre avec celle de toute vie possible. Le poète évoque donc à demi mot l’ancienneté des peuples noirs dont il rappelle le statut de « fils aîné du monde » (Cahier, 47). Le comble de cette analogie substitutive et identitaire est cristallisé dans ce verset où il se définit :

tourbillon de feu

ascidie comme nulle autre pour poussières

de mondes égarés. (11)

Le lexème « ascidie »ix renferme les sèmes /animal marin/, /primitifs/ et /contenant/. Tous trois sont mobilisés dans le procès métaphorique césairien visant à présenter les Noirs comme étant l’origine de la race humaine et le contenant matriciel de toute vie, voire de « mondes égarés », c’est-à-dire tellement ancien qu’il n’en subsiste plus la moindre trace dans aucune mémoire terrestre. D’où, précisément, la nostalgie qui anime le poète pour ce passé imaginé sur fond de postulat scientifique désignant l’Afrique comme le berceau de l’humanité. Le poète substitue ainsi le « berceau » à la matrice utérine et fait de ce continent vénéré la mère (au sens propre) de toute humanité.

La nostalgie du poète pour sa terre d’origine se matérialise aussi par le souvenir douloureux de son histoire. Ainsi dans le poème qu’il intitule « Nocturne d’une nostalgie » le poète évoque le souvenir qui hante ses nuits :

sac voleur de cave

ressac voleur d’enfant

à petite lampe de marais

ainsi toute nuit toute nuit

des côtes d’Assinie des côtes d’Assinie

le couteau ramène sommaire

toujours

et très violent.

(Ferrements et autres poèmes 2008, 26)

Une première métaphore du sac pour désigner l’esclavagiste qui mit à sac l’Afrique, pour s’arroger ses ressources naturelles (sac voleur de cave), donne le change à une seconde métaphore assimilant le ressac aux allers et retours des négriers, pilleurs des ressources humaines du continent noir (ressac voleur d’enfant). De même une épizeuxe temporelle (toute nuit toute nuit) doublée d’une épizeuxe locative (des côtes d’Assinie des côtes d’Assinie), traduit l’obsession du poète chaque nuit par la tragédie de la traite négrière qu’il fait métaphoriquement l’équivalent d’un « couteau » tranchant à vif les langes de sa mémoire. La douleur est alors violente et vive ; elle lui rappelle l’impérieuse nécessité d’une vie de liberté et d’insouciance telle que l’envisage tout prisonnier se remémorant ses heures d’indépendance. Mais le poète reste conscient que la pesanteur historique de ses blessures qu’il assimile métaphoriquement à l’atmosphère ambiante constitue le ferment de son animus poétique :

la pression atmosphérique ou plutôt l’historique

agrandit démesurément mes maux

même si elle rend somptueux certains de mes mots.

(Moi laminaire 11)

2- Caractérisation et lexique de la nostalgie onirique

             Dans le poème intitulé « Nostalgique » et extrait du recueil Les armes miraculeuses, Césaire se livre à une construction énigmatique que le recours à l’analyse de la caractérisation et du lexique peut élucider :

 Ô lances de nos corps de vin pur […]

davier des lymphes mères

nourrissant d’amandes douces d’heures mortes de stipes d’orage

de grands éboulis de flamme ouverte

la lovée massive des races nostalgiques.

(Les armes miraculeuses 52)

L’incongruité sémantique des syntagmes « lances de nos corps » et « corps de vin pur » se trouve résolue par le glissement du connotatif au symbolisme christique. Le Christ eut en effet le flanc gauche transpercé par une « lance » à la croix, et le sang qui s’en écoula représente l’eucharistie désignée par le « corps de vin pur ». Ce symbolisme transpire aussi dans le lexème « davier » qui désigne un « instrument de menuisier »x dont la référence au Christ est double car s’il fut charpentier, les clous et la croix de bois qui furent son dernier supplice sont aussi évoqués par ce terme. Les récits bibliques évoquent aussi l’obscurcissement du soleil après l’expiration du Christ (heures mortes) de même qu’une tempête de vent, des tremblements de terre et des tonnerres (stipes d’orage). La référence au symbolisme christique traduit, au-delà de la souffrance, la résurrection, donc l’élan prophétique du poète annonçant les flammes purificatrices de « la lovée massive des races nostalgiques » c’est-à-dire le repli, le répit des peuples jadis victimes d’apatridie et désormais solidaires dans leur désir commun de révolution.

Cette tonalité prophétique apparait aussi dans le poème « An neuf » :

Les hommes ont taillé dans leurs tourments une fleur

qu’ils ont juchée sur les hauts plateaux de leur face […]

En ce temps-là

il y eut une

inoubliable

métamorphose […]

quant à l’avenir anophèle vapeur brûlante il sifflait

dans les jardins

En ce temps-là

le mot ondée

et le mot sol meuble

le mot aube

et le mot copeaux

conspirèrent pour la première fois.

(La poésie, 186)

 

Il en est de même pour le poème « À l’Afrique » :

je me souviens de la fameuse peste qui aura lieu en l’an 3000

il n’y avait pas eu d’étoile annoncière

mais seulement la terre en un flot sans galet pétrissant d’espace un pain  

d’herbe et  réclusion

 frappe paysan frappe

le premier jour les oiseaux mourront

le second jour les poissons échouèrent

le troisième jour les animaux sortirent des bois

et faisaient aux villes une grande ceinture chaude très forte.

(Soleil cou coupé, 72)

Le poète emploie incongrument des temps du passé dont le passé simple, le passé composé, l’imparfait mais aussi le gérondif et le futur dans un même voisinage syntagmatique ou phrastique. Cette incohérence textuelle côtoie aussi une sorte d’incohérence sémantique où des indicateurs de temps, divergents d’un point de vue sémique, sont associés (l’avenir sifflait/je me souviens de l’an 3000). Une certaine exégèse n’y a vu que la simple expression d’un chaos intérieur alors que le poète transcrit les scènes d’une vision dont sa qualité de prophète lui permit de faire l’expérience avant la lettre. Vision eschatologique qui, à en croire la théorie de la noria césairienne, n’annonce qu’un retour dans le passé innocent et pur, fait d’osmose et de chaleur. L’allusion génésiaque cristallisée dans le décompte anaphorique du premier, du deuxième et du troisième jour, indique que pour le poète, la fin est un recommencement. L’épanadiplose impérative « frappe paysan frappe » matérialise l’idée de la répétition comme fondement du cycle de la vie car autant est-ce d’un acte laborieux (labour) et violent (frappe) que de faire évoluer la terre du statut de sauvage à celui de nourricière, autant est-ce par la mort de la graine que provient la résurrection, c’est-à-dire la démultiplication des fruits. Le privilège du poète est donc celui de parler d’un avenir révolutionnaire qu’il a déjà vécu :

Liberté mon seul pirate, eau de l’an neuf ma seule soif

amour mon seul sampang

nous coulerons nos doigts de rire et de gourde

entre les dents glacées de la Belle-au-bois-dormant.

(La poésie, 129-131)

Conclusion

             Dans un entretien avec Leclère, Césaire alors au soir de sa vie, confia ces quelques mots lourds de sens : « La Martinique paraît belle, sereine, même joyeuse… mais il y a, au fond, une inquiétude, une douleur, que pour ma part je considère comme la nostalgie de quelque chose. J’ai voulu trouver la nature de cette nostalgie, et tout mon effort politique a été de prendre ça en compte. »xi On est presque tenté de reprendre le poète et de dire que tout son effort « poétique » a été de mettre en mot cette nostalgie, tant l’action politique chez lui était indissociable de son activité poétique. Le topos littéraire de la nostalgie dans son œuvre participe d’une remarquable ambition esthétique au même titre que l’a été celle de la négritude, c’est-à-dire le ferment d’une quête anxieuse et fixe dont le stylème itératif s’avère le mode d’expression signifiante le plus régulier. Le principe métaphorique et caractérisationnel induit aussi une nécessité de distorsion verbale à l’effet d’exprimer ladite nostalgie chez le poète.

             Mais sous quelle acception Césaire emploie-t-il le mot « nostalgie » ? Car le mot désigne à la fois « (i) [Le] Regret mélancolique d’une chose, d’un état, d’une existence que l’on a eu(e) ou connu(e); désir d’un retour dans le passé. (ii) [Le] Regret mélancolique d’une chose, d’un état, d’une existence que l’on n’a pas eu(e) ou pas connu(e); désir insatisfait. (iii) [Le] Sentiment d’impuissance qu’éprouve une personne qui aspire à un idéal ou qui recherche passionnément une valeur, une qualité ».xii Sans doute sous ces trois acceptions simultanément, lui qui est attaché à la chaleur de sa terre de Martinique qu’il a souhaité retrouver après la rencontre brutale avec le racisme en métropole (Cahier); lui qui face à la misère grandissante qu’il découvre en Martinique se plait à imaginer en l’Afrique antique une terre-mère faite d’abondance et de danses (« Bahia » ; « Batouque » etc…) ; lui qui enfin fut tellement épris de liberté et de fraternité qu’il en fit l’objet obsessionnel d’une  quête idéale et inlassable…

             La qualité de poète immense de Césaire le précède toujours avant tout étude de son œuvre. Il n’empêche que la matérialité formelle de son génie littéraire ne conduit jamais à une attente déceptive. Peut-être, comme le relève Leiris, pour la raison que « le poète est par essence quelqu’un qui doit se construire un autre monde parce que, dans ce monde-ci, il ne trouve pas où plonger véritablement ses racines Césaire, plus déraciné que quiconque puisqu’il a conscience d’être le produit d’une société disparate et étriquée qui s’est formée non seulement dans la violence et l’iniquité mais sous le signe d’une générale transplantation, était dans les conditions les meilleures pour devenir plus poète que quiconque » (Leiris  dans Kesteloot & Kotchy, 10). Ses états nostalgiques (historique, mythique et vaticinateur), loin d’être compartimentés et distincts, s’interpénètrent par le ferment des stylèmes de la répétition, de la métaphore et de la caractérisation, et participent comme par osmose à l’édification de la mythologie personnelle de l’un des plus grands poètes de l’histoire littéraire.

 

 

Bibliographie

1- Corpus

Césaire, Aimé.  Ferrements et autres poèmes, Préface de Daniel Maximin. Points, 2008.

Césaire, Aimé.  La Poésie. Éd. du Seuil, 2006.

Césaire, Aimé.  Moi laminaire. Seuil, coll. Point, 1982.

Césaire, Aimé.  Cahier d’un retour au pays natal. Présence Africaine, [1939] 1983.

Césaire, Aimé.  Addis-Abeba 1963, « Présence Africaine » 1988/2 N° 146, Editions Présence Africaine, p. 7-9.

Césaire, Aimé.  Soleil cou coupé. Karthala, 1948.

Césaire, Aimé.  Les armes miraculeuses. Gallimard, 1946.

2- Ouvrages et articles théoriques

Bonhomme, Marc. Les figures-clés du discours. Seuil, 1998.

Kesteloot, Lilyan. Comprendre Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. L’Harmattan, [1982] 2008.­

Kesteloot, Lilyan et Barthélemy Kotchy. Comprendre Aimé Césaire l’homme et l’œuvre. Présence Africaine, 1993.

Kouabenan-Kossonou, François. Stylistique et poétique, pour une lecture impliquée de la poésie africaine. L’Harmattan, 2017.

Kouassi, Germain. La poésie de Césaire par la langue et le style: l’exemple du «Cahier d’un retour au pays natal. » Publibook, 2016.

Molinié, Georges (2000), « Coda : Topique et littérarité. Études françaises », 36(1), 151–156. https://doi.org/10.7202/036175ar

Molinié, Georges. Éléments de stylistique française. PUF, [1986] 1991.

Molinié, Georges. Dictionnaire de rhétorique. Librairie générale française, 1992.

Ngal, Georges. Aimé Césaire : un homme à la recherche d’une patrie. Présence africaine, 1994.

 

 

Notes

I http://www.cnrtl.fr/definition/retourner

ii http://www.cnrtl.fr/definition/nostalgie

iii Voir aussi les propos de l’auteur : « je suis effectivement obsédé par la végétation, par la fleur, par la racine. Rien de tout cela n’est gratuit, tout est lié à ma situation d’homme exilé de son soi originel… L’arbre profondément enraciné dans le sol, c’est pour moi le symbole de l’homme lié à la nature, la nostalgie d’un paradis perdu ». Aimé Césaire, entretien avec J. SIEGER, Afrique n°5, octobre 1961, pp. 64-67, En ligne: http://www.potomitan.info/cesaire/entretien_1961.php

« Ma poésie est celle d’un déraciné, et d’un homme qui veut reprendre racine.  Et l’arbre, qu’on retrouve avec tous ses noms dans tous mes poèmes, est le symbole de ce qui a des racines. L’état d’un homme équilibré est celui d’un homme « raciné ». Aimé Césaire, cité par Ngal dans Georges Ngal, Aimé Césaire : un homme à la recherche d’une patrie, Paris, Présence africaine, 1994, 328 p. 119.

iv « Machine hydraulique utilisée pour l’irrigation, constituée d’une chaîne sans fin s’enveloppant sur un tambour et sur laquelle est attachée une série de récipients qui puisent l’eau dans un puits ou un cours d’eau et la versent, à la partie supérieure, dans un réservoir ou une rigole. » http://www.cnrtl.fr/definition/noria

v D’après la légende iranienne, il est dit que cet oiseau est si vieux qu’il a déjà vu trois fois la destruction du monde. Pendant tout ce temps, le Simurgh a tellement appris qu’on pense qu’il possède le savoir de tous les âges. (…) Les Perses sassanides croyaient que le Simurgh amènerait la fertilité sur la terre et scellerait l’union de la terre et du ciel. Il nichait dans l’Arbre de vie, Gaokerena, et vivait dans la terre de la plante sacrée Haoma, dont les graines pouvaient guérir de tout mal. Dans les croyances iraniennes ultérieures, le Simurgh est devenu un symbole de divinité. (…) Quand le Simurgh s’envolait, les feuilles de l’arbre du savoir tremblaient, causant la chute des graines de toutes les plantes. Ces graines se répandirent dans le monde, prenant racine pour devenir chaque espèce de plante ayant jamais vécu, et guérissant toutes les souffrances de l’humanité. Cf http://www.iranicaonline.org/articles/simorg, voir aussi Mohammed Dib, Simorgh, nouvelles, essai, Albin Michel, 2003.

vi C’est d’ailleurs cette hypothèse de lecture que pose le titre du poème : « La rabordaille définit la tradition du défilé des masques lors des groupes à pied du carnaval, ainsi qu’une forme de musique mélangée Dans le poème de Césaire, elle désigne plus particulièrement la situation de l’homme en situation de retour qui se retrouve comme un enfant. Elle suggère la collision des temporalités. » Saliot Anne-gaelle, « Le Cri des oiseaux fous et Pays sans chapeau de Dany Laferrière : départ, retour et rabordaille, » dans Écrits d’Haïti, Nadève Ménard (éd.), Karthala, 2011, 421-434, p. 424.

vii Le poète revient plus explicitement sur cette idée de rébellion contre les iconoclasties monothéistes lorsqu’il affirme dans cet extrait « j’habite du basalte non une coulée mais de la lave le mascaret qui remonte la calleuse à toute allure et brûle toutes les mosquées ».

viii On situe globalement le commencement de la traite négrière européenne au début du XVIe siècle. Le décompte du poète s’arrête ici à la traite reconnue et encouragée par l’Etat et qui date du décret de 1642 promulgué par Louis XIII autorisant la traite des Noirs. C’est donc trois siècles plus tard sous l’impulsion de Victor Schœlcher que l’abolition de l’esclavage adoptée par la Constituante le 28 septembre 1792, mais reniée par Napoléon le 20 mai 1802, entre en vigueur et est étendue aux colonies françaises le 27 avril 1848.

ix « Les Tuniciers forment une classe d’animaux marins et doivent leur nom à ce qu’ils sont enveloppés d’une tunique plus ou moins épaisse de cellulose. Les Ascidies en sont le type le plus commun (Caullery, Embryol., 1942, p. 73). Les Tuniciers […] semblent être des formes dégénérées de vertébrés primitifs. Au stade larvaire, ils possèdent un cordon nerveux dorsal, des organes des sens et une notochorde » Maurice Burton (dir.) Encyclopédie du monde animal, Paris, Marabout, t. 4, 1984, p. 11.

x http://www.cnrtl.fr/definition/davier

xi Aimé Césaire : “Nègre je resterai”, entretien de Thierry Leclère, publié le 17/03/2006, https://www.telerama.fr/livre/aime-cesaire-negre-je-resterai,27666.php

xii Ibid.