logo

Les vocalités nostalgiques dans le cinéma muet par Sophie Herr

NAPOLI CHE CANTA de Roberto Roberti, 1926

 

La nostalgie du muet se nourrit du miracle toujours renouvelé

 que représente le fait qu’un cri puisse passer par l’écran.

(Damisch 11)

I. Films perdus, films retrouvés

            Si la moitié des films de l’histoire mondiale du cinéma ont disparu, on estime jusqu’à 80 % les films muets antérieurs à 1930 qui sont irrémédiablement perdus (Le Monde). Plus que tout autre, le cinéma muet est lié à la disparition et à la destruction, au deuil et à la nostalgie. Il arrive cependant qu’un film puisse être sauvé de l’oubli et de son autodestruction irrémédiable, au grand plaisir des cinéphiles et autres passionnés qui alimentent les sites dédiés aux films perdus et retrouvés comme lost-films.eu ou silentera.com. C’est ainsi qu’au printemps 2000, La Eastman House à Rochester se voit remettre trois pellicules nitrates accompagnées d’une lettre. Ce don se révèle précieux. Il s’agit d’un film muet supposé perdu, NAPOLI CHE CANTA, réalisé en 1926 par le père de Sergio Leone, Roberto Leone Roberti. Dans sa lettre, la donatrice raconte le souvenir suivant : le film aurait traversé l’Atlantique grâce à un parent italien qui craignait la censure de Mussolini. En effet, NAPOLI CHE CANTA n’a rien d’un « folklore sur pellicule », comme le souligne Cherchi-Usai (Koch 139). Ce film à la tonalité profondément mélancolique aborde la thématique sans doute malvenue de l’exil des Italiens fuyant la misère. Disposant des archives parafilmiques (liées à la production et à la publicité) du distributeur de films italiens à New York, Michael Ruggieri, la George Eastman House a pu mettre en évidence que NAPOLI CHE CANTA fait bien partie des films que le cinéma italien a spécialement produit et réalisé pour la communauté italienne de Little Italy.

            NAPOLI CHE CANTA se veut la fiction d’un film qui chante, tel est le paradoxe de ce film muet que cet article se propose d’analyser. En étudiant la mise en scène d’une  vocalité nostalgique, je m’efforcerai de dégager la part de nostalgie dans la poétique et la réception du cinéma muet. Procédant à un retour sur l’histoire culturelle de la nostalgie, je montrerai le lien spécifique qu’entretiennent la voix et la nostalgie. Je défendrai finalement l’idée que l’évocation du sentiment nostalgique dans le cinéma muet porte celui-ci à sublimer l’absence de voix (audibles) et à porter l’illusion de la voix dans le médium muet à son paroxysme.

II. Ville, cinéma et voyage

            « La ville blanche, si blanche à la pleine lune avec ses pointes arquées et aiguisées tendues vers la mer, enserre sa mer comme dans une étreinte. »[i] Cet intertitre en forme de métaphore amoureuse introduit les trois premiers plans du film : une vue sur la baie de Naples que traversent quelques yoles et voiliers, une large promenade qui conduit vers le château Sant’Elmo, et un plan à contre-jour de la baie déserte. La succession lente des plans frontaux et statiques annonce le ton mélancolique du film. Puis, soudain, la ville semble s’animer comme si la joie revenait aux habitants et que la ville se repeuplait. Des couples chantent et dansent, les fêtes populaires et les marchés rassemblent une foule bruyante. Mais cela ne dure qu’un instant. La ville avec ses habitants replonge dans une profonde tristesse. Sous les rires se cachent des pleurs. L’élan de joie était trompeur.

            Cette élégie cinématographique à la ville de Naples s’inscrit bien moins dans la lignée des  symphonies des grandes villes  comme BERLIN – DIE SINFONIE DER GROßSTADT de Walter Ruttmann (1927) ou L’HOMME A LA CAMERA de Dziga Vertov (1929) qu’elle ne s’ancre dans la tradition du cinéma muet italien du début du siècle. En effet, celui-ci accorde dès les années 1910 un rôle central à la ville, et avant tout à la ville de Naples, en tant qu’image et en tant qu’expérience. Pour Giuliana Bruno, la tradition du genre pictural du vedutismo ainsi que les codes de représentation de Naples se prolongent dans le dal vero cinématographique (Bruno 47) L’habitude de tourner à la lumière naturelle des rues de Naples, on location, à l’instar de l’emblématique ASSUNTA SPINTA de Francesca Bertini et de Gustavo Serena (1915), se répand rapidement dans le cinéma italien. Montrant comment le cinéma s’inscrit à ses débuts dans une nouvelle culture de la mobilité, Bruno compare les films à des « cartes postales animées » (animated postcards). Mais c’est également en tant que support matériel que ces films voyagent, comme ceux d’Elvira Notari qui, dans les années 1920, empruntent le chemin des émigrés et traversent l’Atlantique avec ses chanteurs et ses musiciens (Bruno 51). Le film qui voyage et le film en tant que voyage deviennent alors la fiction d’un retour — fiction d’un retour qui s’opère dans NAPOLI CHE CANTA à travers la fiction d’un film devenu chant. Le film devient le médium d’un chant du passé et du lointain, de la ville que les émigrés ont laissée derrière eux.

III. Naples, la ville qui chante : tradition et représentation

            Une première série d’intertitres décrit la voix et les émotions des passants, des marchands et des chanteurs. Une autre série d’intertitres, tout au long du film, annonce et désigne la chanson napolitaine que l’on voit interprétée dans le monde du film (diégèse). Si les images muettes convoquent des chansons traditionnelles connues du public, le film n’en restitue pas pour autant le déroulement narratif. Par la juxtaposition de plans que seules les voix évoquées semblent pouvoir suturer s’esquisse le portrait nostalgique et poétique de la ville de Naples.

            Le lien étroit entre Naples et le chant s’enracine dans la tradition des sceneggiate, une forme de théâtre populaire qui se développe dans les rues de la ville au début du 20ème siècle et dont la caractéristique repose sur l’alternance de dialogues, monologues et numéros chantés. Tout comme le théâtre des rues, le cinéma muet ne manque pas d’emprunter à la chanson napolitaine ses sujets, filmant ses propres sceneggiate ou scene sulle canzoni (Frasca 38). Si le film NAPOLI CHE CANTA témoigne à son tour du lien étroit qui unit la ville de Naples à la chanson populaire, il cherche moins à mettre en scène des chansons qu’à évoquer les affects et les souvenirs qui leur sont liés. La représentation de la ville chantante ne se limite pas à l’évocation des chants napolitains, elle repose de manière bien plus complexe sur le rapprochement entre l’évocation de la voix humaine, de l’ambiance de la ville et des états d’âmes du Napolitain, déployant ainsi les liens entre voix et affects, entre individuel et collectif que la langue allemande fait entendre dans la proximité des mots Stimme et Stimmung.

IV. Caractère hétérotopique de la voix dans NAPOLI CHE CANTA

            La particularité de la voix, telle qu’elle est mise en scène dans ce film touche à son caractère hétérotopique, comme le souligne Gertrud Koch. La voix provient à la fois de l’intérieur et de l’extérieur du film : elle est à la fois un élément de la diégèse, et elle convoque des voix extérieures au film, entendues, enregistrées ou remémorées (Koch 138). Mais c’est également par rapport à la subjectivité que se pose la question du lieu de la voix dans ce film, pointant ainsi le fond nostalgique du rapport du sujet à sa voix.

            Considérons à présent la séquence introduite par le titre de la chanson Quanno sponta la Luna a Marrechiare, le 21ème intertitre sur les 26 que contient le film. Un groupe composé de trois musiciens et d’un chanteur se tient entre les rochers qui bordent la crique. A l’arrière-plan, on aperçoit quelques barques amarrées et le miroitement de l’eau. Un contrechamp montre le pan d’une vieille façade délabrée. L’axe en contre-plongée confère à la caméra, bien que statique, un effet subjectif plus appuyé que dans le reste du film. Par un effet de vignette, la vue se concentre sur le renfoncement en pierre d’une fenêtre que l’on devine entrouverte. C’est alors qu’un plan rapproché donne à voir une femme allongée dans son lit, alanguie et radieuse que l’ode amoureuse, entonnée sous sa fenêtre, semble avoir tout juste réveillé. L’alternance entre le visage exalté du chanteur en gros plan et celui exultant de bonheur de la jeune femme signale le rapprochement de deux êtres, peut-être même de deux corps, comme l’évoque la sensualité de la scène. Cependant, le médium de ce rapprochement n’est autre que la voix chantée et le canal auditif. Entre les visages en gros plans se trouvent montés de longs plans de la mer miroitante. Agitée ou calme, vague ou écume, la mer filmée emplit le cadre tout entier. Elle devient surface, une surface réfléchissante pour la lune, et elle figure cette interface entre le chanteur et la femme. Mais comment comprendre cette image de la médiation et de la réflexion liée à la voix chantée qui arrive avec délice aux oreilles de la femme chantée ? Si la médiation est également réflexion, c’est bien parce que la femme se laisse peut-être moins séduire par la voix du chanteur qu’elle ne jouit d’être chantée et de se refléter dans la voix d’un autre. Peut-être même que la femme se laisse bien moins séduire par la voix du chanteur (celle qu’elle entend) qu’elle ne se laisse séduire par son désir narcissique, trouvant du plaisir à être chantée, à se refléter dans le chant qui la célèbre. Cette image de la réflexion pose essentiellement la question du lieu de la voix. Est-ce que la voix se situe à l’extérieur, comme phénomène acoustique, ou ne provient-elle pas plutôt de l’intérieur du sujet ? La voix est-elle intériorité ou extériorité, résonance ou silence ? La voix qui réfléchit le sujet désirant ne provient-elle pas toujours d’un Autre ? L’ambivalence du lieu de la voix, son hétérotopie, est une énigme qui, dans la mythologie grecque, prend la figure des sirènes fatales, à en croire l’interprétation de Peter Sloterdijk : « Si les sirènes ont jusqu’ici trouvé en tous les auditeurs, Ulysse compris, […] des victimes qui se laissaient attirer avec enthousiasme, c’est parce qu’elles chantent depuis le lieu de celui qui écoute. Leur secret est de chanter exactement les chants dans lesquels l’oreille du passant désire se précipiter. Ecouter les sirènes signifie par conséquent être entré dans l’espace central d’une tonalité qui nous interpelle intimement et, désormais, vouloir rester dans la source d’émotion de ce son dont on ne peut se passer. Les chanteuses fatales composent leurs chants dans l’ouïe de l’auditeur — elles chantent à travers la gorge de l’autre. » (Sloterdijk 531-532). Si l’ambiguïté du lieu de la voix rend possible le piège de la promesse d’un retour au pays, c’est bien parce la voix est le médium par excellence de la nostalgie. Avant de détailler plus amplement les liens entre voix et nostalgie, voyons comment NAPOLI CHE CANTA réfléchit l’écoute des spectateurs.

V. La nostalgie et les effets de Karaoké

            La femme en position d’écoute ne réfléchit-elle pas également la position des spectateurs du film ? Si « la nostalgie de la rue  provoque chez le Napolitain le désir âpre de se lancer dans le tumulte et de jouir de ce spectacle » comme l’indique un intertitre qui annonce l’animation soudaine des rues de Naples au niveau diégétique, celle-ci porte tout autant les Napolitains de Little Italy à vouloir jouir du spectacle cinématographique, et à s’immerger dans l’effet de réalité produit par le dispositif cinématographique. Mais comment les images muettes de NAPOLI CHE CANTA peuvent-elles éveiller le souvenir des voix et des chansons du pays ?

            S’il est fort probable que la projection de NAPOLI CHE CANTA était accompagnée de performances musicales et vocales, il me semble cependant que celles-ci constituent des facteurs extrinsèques et additionnels, puisque le texte filmique – comme c’est le cas de la majorité des films muets — peut bien s’en passer sans sombrer dans l’incompréhensibilité. L’insistance de NAPOLI CHE CANTA à évoquer la voix et les chants par les seuls moyens de l’image en mouvement et du montage me semble un argument de taille. Le film s’adresse directement à l’imagination, à la mémoire et aux souvenirs auditifs des spectateurs. Les intertitres qui annoncent les différentes chansons sont autant d’invitations en direction des spectateurs pour compléter les images muettes par la seule force de leur imagination. Les images du film évoquent des voix et ritournelles du passé. A en croire Gilles Deleuze, la ritournelle « emporte toujours de la terre avec soi, elle a pour concomitant une terre, même spirituelle, elle est en rapport essentiel avec un Natal, un Natif » (384).

            En réveillant des ritournelles du passé, les images muettes du film enclenchent une sorte de karaoké intime  pour ses spectateurs. Il s’agit là d’un modèle théorique qui, je l’espère, n’est pas invalidé par l’anachronisme terminologique. Selon Corina Caduff, l’expérience du karaoké et le plaisir que celui-ci procure réarticule dans des termes esthétiques propres aux œuvres d’art l’expérience ontogénétique de la « voix fragmentée », à l’instar de l’expérience du « corps fragmenté » qui précède le stade du miroir, identifiée par Jacques Lacan. Le bébé qui babille se reflète dans la voix de sa mère tout en faisant l’expérience d’un reste de différence de sorte que sa voix devient constitutive d’une étrangeté qui l’habite — une étrangeté, dont nous faisons tous l’expérience lorsque notre voix, séparée de notre corps, retentit sur un enregistrement audio. L’expérience de la « voix fragmentée » que permettent les médias et qu’exacerbent certaines pratiques culturelles ou artistiques rappelle à quel point la voix est toujours déjà inscrite dans celle d’un Autre (Carduff 31). Cette expérience de la « voix fragmentée » dépasse de loin, par l’implication psychique et somatique du sujet, le seul fait de compléter par l’imagination (voire par la réalisation sonore) l’absence de voix audibles dans le film muet.  L’absence de voix dans le cinéma muet ne peut être complétée comme s’il s’agissait d’une pièce manquante, car il ne s’agit pas d’ajouter et de faire défiler dans sa tête une bande-son qui préexisterait à l’expérience filmique. Si imagination vocale il y a, celle-ci se comprend comme une forme d’expérience esthétique qui résulte de l’investissement somatique et affectif du spectateur par rapport au film. Le « corps résonnant du spectateur » pour reprendre le terme de Christiane Voss est un « corps entre-deux » qui se situe entre ce qui est perçu sur l’écran et ce qui est vécu en dehors de l’écran et permet la réception empathique. Le corps du spectateur compense ainsi par le jeu de l’illusion esthétique l’abstraction du film (Voss 2013, 117).

            Le « corps  résonnant du spectateur » devient un « espace corporel créateur de signification » (« somatischer Bedeutungsraum ») tandis que celui-ci ne trouve sa propre signification que dans son intrication avec l’événement filmique (Voss 2005, 80). Le « corps résonnant du spectateur » ne se limite pas à des associations et à des explications bibliographiques, il est bien plus le produit du rapport entre le corps du spectateur et le film qui s’opère au niveau affectif, somatique et sémantique. Ainsi, la projection des voix multiples (par exemple celle de l’autre maternel comme explicité plus haut) qui habitent notre propre voix dans l’événement filmique repose sur une implication somatique et affective du spectateur dans l’expérience filmique qui dépasse la seule dimension identificatoire (comme opération psychologique et morale) du spectateur avec les événements et personnages du film. Cette implication du spectateur n’est pas à confondre avec l’illusion comme fausse perception, duperie, ignorance et négation d’une différence esthétique. J’irais même plus loin en disant que c’est la dimension aisthétique même, comme le supposait déjà Robert Musil, qui est un facteur crucial de l’implication somatique et affective du spectateur dans le film muet. « Muet comme un poisson », écrit-il en 1925, « et blême comme ce qui vit sous terre, le film flotte dans l’étang de l’exclusivement visuel. » Mais ce qui « parle en sa faveur » et donne au cinéma le statut d’art, c’est bien « sa mutilation essentielle d’événements réduits à des ombres mouvantes et produisant néanmoins l’illusion de la vie » (Musil 95). L’implication somatique et affective du spectateur est particulièrement liée à l’aisthesis materialis du cinéma muet, liée à la perception d’une disparition, d’un manque. Ainsi n’est-il pas étonnant que dans NAPOLI CHE CANTA une certaine poétique de la nostalgie puisse s’exprimer tout spécialement par la sublimation de l’absence de voix audibles et par la figure de l’amuïssement de la voix.

VI. NAPOLI CHE CANTA et la poétique de la nostalgie

            Si NAPOLI CHE CANTA se distingue par son effort constant d’évoquer des voix, s’il devient littéralement l’illusion de la voix de Naples par effet prosopopéïque, cet effort semble paradoxalement culminer dans une représentation de l’amuïssement de la voix.  La dernière séquence du film s’ouvre sur l’image d’un paquebot dont l’immensité semble ne pouvoir être contenue dans le cadre. Comme une vision du futur, une femme esseulée portant son bébé dans les bras regarde au loin vers la mer. Sur la terrasse du paquebot en partance, un groupe de musiciens et son chanteur interprètent le chant d’adieu « Partono i bastimente. » De longs plans rapprochés sur le chanteur montrent celui-ci en proie à l’émotion quand soudain la voix du chanteur se brise, retenue par un long sanglot. Les musiciens s’arrêtent de jouer. Un plan plus large montre le groupe de musiciens et son chanteur comme immobilisés par la douleur — un plan, qui frôle l’arrêt sur image, si le cordage à l’arrière-plan ne se balançait légèrement. Avec la perte de la voix, c’est le mouvement de la vie qui semble s’arrêter: le mouvement filmique, pour un instant comme suspendu, retourne au plus près de ce qui n’est plus le film et pourtant le constitue : le photogramme, indiquant, telle la photographie dont il diffère néanmoins, le ça-a-été d’un passé révolu (Barthes). A travers l’élément vocal se révèle le moment orphique du cinéma muet comme moment de transgression de la vie et de la mort et le possible retour du passé et de ses affects (Herr).

 VII. Voix et nostalgie

            Le lien étroit qui unit la voix et le sentiment nostalgique s’ancre dans l’histoire culturelle de la nostalgie. Le mal du pays qui au 17ème siècle passe pour être mortel, peut être déclenché par la seule écoute des sons et accents familiers. Appliquant la théorie associationniste de la mémoire à la nostalgie, les médecins et philosophes en viennent à considérer qu’une mélodie peut provoquer par effet d’hypermnésie « l’illusion de la quasi-présence du passé, doublée du sentiment douloureux de la séparation. » (Starobinski 267). Les penseurs de la seconde moitié du 18ème siècle accordent à l’ouïe un rôle central non seulement dans l’étiologie mais également dans la symptomatologie de la nostalgie : « Un des premiers symptômes, c’est de retrouver la voix des personnes que l’on aime dans la voix de ceux avec qui l’on converse […]», lit-on dans l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert (Diderot 133). D’autre part, la musique et les chants deviennent des éléments de la thérapie. (Bolzinger 109). Le chirurgien et médecin militaire Pierre-François Percy déplace ainsi les débats autour de la psychosomatique de la nostalgie vers une thérapie de la parole, anticipant ainsi l’idée de la talking cure. Plutôt que d’éviter au malade tout contact douloureux avec les sons du pays, il préconise le contact avec la musique familière et la langue maternelle, dont l’efficacité serait plus grande qu’un retour au pays. Les voix et sons familiers du pays, tel un pharmakon, sont tantôt poison, tantôt antidote.

            Au tournant du 20ème siècle, le concept de nostalgie fait son entrée dans le domaine de la psychiatrie et devient le modèle à partir duquel sont figurées les dynamiques psychiques. Si la nostalgie était définie dans le cadre topographique du rapport au chez-soi, celle-ci devient une notion clé pour comprendre le rapport du sujet aux instances parentales. Le mouvement de retour se fait moins en direction d’un lieu qu’en direction de l’enfance et du processus de la subjectivation. Le psychologue français Alain Delbe identifie un « stade vocal » durant lequel l’infans incorporait la voix de la mère comme il incorporait le lait durant le stade oral, qui se termine avec l’accès au langage, lorsque la pulsion vocale est soumise aux structures linguistiques, aux règles grammaticales et syntaxiques. C’est précisément dans le chant et la musique que s’inscrit alors la nostalgie du « stade vocal » comme jouissance de la toute-puissance de la voix, comme plaisir d’une communication présymbolique et symbiotique, comme un rapport à la mère (Delbe).

          NAPOLI CHE CANTA montre combien le sentiment nostalgique, en tant que rapport spécifique au monde, est également et peut-être originairement un rapport acoustique au monde. En exacerbant le rôle de la voix et ses différentes modalités — silencieuse, chantée, imaginée, ou visualisée — NAPOLI CHE CANTA déploie le sentiment nostalgique dans ses acceptations multiples qu’elles soient liées à la géographie, à la temporalité ou à la psychologie.

            « L’exilé tend l’oreille pour percevoir le pianissimo des voix intérieures à travers le vacarme tonitruant de la rue, de la bourse et du marché ; ces voix intérieures, ce sont les voix du passé et de la ville lointaine », écrit Vladimir Jankélévitch semblant décrire l’expérience des spectateurs de NAPOLI CHE CANTA (Jankélévitch 280-281). Et il poursuit: « elles chuchotent leur secret nostalgique dans la langue de la musique et de la poésie ». Nous pouvons ajouter: elles le chuchotent dans le silence du cinéma muet. Dans le creux de l’image filmique se resserrent le temps et l’espace, la voix du passé et la voix d’une rive devenue lointaine.

 

 

Bibliographie

Barthes, Roland. « La chambre claire » Essais critiques III, Éditions du Seuil, 1992.

Bolzinger, André. L’Histoire de la nostalgie. Éditions Campagne Première, 2007.

Bruno, Giuliana. “City Views: The Voyage of Film Images”, Edité par David B. Clarke.

The Cinematic City, Routledge, 1997.

Caduff, Corinna: “Die Zerstückelte Stimme. Lacan Karaoke.” Edité par Corinna Caduff, Sabine Gebhardt Fink, Florian Keller et Steffen Schmidt. Die Künste im Gespräch. Zum Verhältnis von Kunst, Musik, Literatur und Film, Fink Verlag, 2007.

Cherchi Usai, Paolo. https://www.mymovies.it/dizionario/recensione.asp?id=68947

Damisch, Hubert. Ciné fil. Éditions du Seuil, 2008.

Delbe, Alain. La Voix contre la langage. L’Harmattan, 2014.

Deleuze, Gilles. Milles Plateaux, Capitalisme et Schizophrénie 2. Les éditions de Minuit, 1980.

Diderot, Denis, et D’Alembert, Jean-Baptiste. Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, Tome 23. Briasson, David, Le Breton, Durand, 1780.

Herr, Sophie: « La voix entre excès et retrait : les fantômes de l’opéra dans le cinéma muet »Entrelacs, N.11, 2014. https://journals.openedition.org/entrelacs/1422.

Jankélévitch, Vladimir. L’irréversible et la nostalgie. Flammarion, 1974.

Koch, Gertrud. Die Wiederkehr der Illusion. Der Film und die Kunst der Gegenwart. Suhrkamp, 2016.

Musil, Robert. « Éléments pour une nouvelle esthétique. Remarques sur une dramaturgie du cinéma ». Edité par Daniel Banda et José Moure. Le Cinéma : l’art d’une civilisation (1920-1960). Flammarion, 2011.

Schlüpmann, Heide. Abendröthe der Subjektphilosophie. Eine Ästhetik des Kinos.

Stroemfeld Verlag, 1998.

Scialò, Pasquale (Hg). La sceneggiata. Rappresentazioni di un genere popolare. Guida Editori, 2002.

Sloterdijk, Peter.Bulles. Sphères I.Arthème Fayard, 2002.

Starobinski, Jean. L’encre de la mélancolie. La libraire du XXIe siècle, Éditions du

Seuil, 2012.

Voss, Christiane. «Filmerfahrung und Illusionsbildung. Der Zuschauer als Leihkörper

des Kinos». Edité par Gertrud Koch et Christiane Voss.«… kraft der Illusion».

Fink Verlag, 2005.

Voss, Christiane. Der Leihkörper. Erkenntnis und Ästhetik der Illusion. Fink Verlag,

2013.

Le Monde. https://www.lemonde.fr/cinema/article/2009/05/11/l-atlantide-des-films-perdus_1191511_3476.html

Lost Films. https://lost-films.eu

Silent Era : The silent film website. www.silentera.com

 

Notes

[i] “La città, bianca bianca sotto il plenilunio con le sue punte ricurve ed aguzze, protese nel mare, stringe il suo mare come in un amplesso”. Traduction S.H.