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Défaite et victoire du corps : Une entrevue avec Macha Ovtchinnikova

 

Ce film est consacré à plusieurs femmes et un homme russophones immigrés en France après 1991. À travers l’histoire de ma mère russe devenue professeure de français pour des russophones, on découvre quelques bribes des parcours éclectiques de ses élèves ainsi que leurs souvenirs fragmentaires conservées dans des images d’archives, les vidéos amateurs des années 1990.

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Le film constitue une série d’entrevues avec un groupe de femmes et un homme discutant leur immigration ainsi que leur apprentissage de la langue française avec votre mère. Pouvez-vous nous parler un peu de ce qui vous a donné l’envie de créer un tel projet et comment il a commencé?

Réponse: Ce projet de film se présente en effet comme une réflexion sur l’exil, l’émigration, et plus particulièrement, sur la communauté des russophones en France. Pourtant, le projet du film est issu de ma propre intimité : déclenchée par ma maternité, mes questionnements traversent l’histoire de ma mère, se heurtent aux parcours éclectiques de ses élèves russophones, et aboutissent à une peinture fugace de confidences fragmentaires.

Je suis venue en France avec ma mère, Natalia, lorsque j’avais 12 ans. Je ne parlais pas français, ma mère avait quelques bases scolaires. Privée de son environnement familier, plongée dans un pays et une culture étrangère, ma mère perfectionne son français tout en transmettant avec dévouement et persévérance la langue et la culture russe à son fils né en France. Je ne me suis jamais interrogée sur les difficultés qu’elle rencontrait à cette époque avant de devenir mère à mon tour. L’idée de ce film émerge ainsi pleinement de cette conjoncture personnelle.

Le diplôme de professeur d’histoire de Natalia n’étant pas reconnu en France, elle doit trouver autre chose. Elle débute alors en tant que professeure de français pour des russophones qui viennent d’arriver en France et qui rencontrent des difficultés qu’elle ne connaît que trop bien : solitude, nostalgie, ignorance vertigineuse des us et coutumes… Les élèves de ma mère étaient majoritairement des femmes dont j’étais entourée malgré moi. D’abord leur professeure, Natalia devenait pour elles un appui et une alliée dans leurs démarches d’intégration, puis leur confidente et amie. J’étais proche de ces femmes mais au fond, je ne savais rien de leur dépossession, de leur douleur, de leurs envies. J’ai donc commencé par filmer les leçons de français assurées par ma mère, documenter par le son et l’image les moments partagés dans cette petite communauté. L’idée était de saisir les liens affectifs singuliers qui se tissent entre ma mère et ses élèves et amis : issue de la volonté viscérale d’apprendre le français, l’amitié que les élèves portent à Natalia dépasse largement le cadre des leçons. L’objectif était de montrer l’immense palette de ces connexions humaines entre les protagonistes générées par le passage de ma mère. Le tracé de ces points de contact (leçons de français, de danse, rencontres autour d’un café, repas de fête) constitue précisément une amorce de la communauté russophone.

Au moment où l’on célébrait le centenaire de la révolution d’Octobre, je souhaitais dans ce film rendre hommage à ces femmes qui ont eu le courage de quitter leur pays, leurs familles et amis pour tout recommencer ailleurs : apprendre une nouvelle langue, se plier aux nouvelles coutumes, fonder une nouvelle famille et se faire de nouveaux amis. Ces efforts quotidiens sont invisibles et inaudibles, et pourtant ils consument de nombreuses femmes jusqu’à la destruction et la renaissance.

Ce film émerge donc des tréfonds de l’intimité, celle de ma mère, la mienne, celle des femmes et de l’homme qui acceptent de se confier.  

En tant que réalisatrice créant un film centré sur des personnes racontant leurs vécus, leurs épreuves et leurs triomphes, quels types de limites devez-vous respecter? Comment avez-vous orienté les conversations afin que les acteurs parlent de leurs passés, de leurs souvenirs et de leurs vies actuelles? Enfin, les acteurs sont-ils au courant de votre projet, et de ce que vous recherchez?

Réponse: Les personnages du film étaient au courant du projet et ont accepté volontiers d’y participer. Les questions que je leur posais étaient très simples : comment es-tu venu(e) en France? Qu’est-ce qui a été le plus difficile dans les premiers mois? Comment s’est déroulé l’apprentissage du français? Qu’est-ce que le bonheur pour toi?

Le dispositif de filmage était un peu intimidant pour certains d’entre eux même si l’équipe de tournage était très réduite (souvent j’étais seule avec eux). Les entretiens duraient alors suffisamment longtemps pour instaurer la confiance, une sérénité dans le témoignage, la liberté de l’esprit et l’aisance du corps et des gestes. Je n’avais pas envie d’orienter la discussion outre mesure, mais plutôt de lancer des pistes suffisamment ouvertes pour saisir une parole sans contrainte, un flot de souvenirs aussi disparate et discontinu qu’intense.

Le titre est intéressant car il semble indiquer que des corps physiques traversent des frontières, ces dernières apparaissant à la fois comme des frontières nationales et des obstacles personnels à surmonter. Pourriez-vous nous parler de l’inspiration derrière le titre? Le titre fait-il allusion au contraste entre les vidéos faites maison qui montrent les corps en mouvement de personnes en train de danser et leurs corps actuels qui racontent leur nouvelle vie en France?

Réponse: Je réfléchissais à cette dynamique de défaite et de victoire lors des sessions de tournage des différentes leçons de danse et de français. Une dynamique étroitement liée au vécu des immigrés russophones.

Le corps qui se déplace subit un arrachement. Et pour le moindre geste quotidien il est prisonnier du verbe, de la langue, des règles de l’expression, du rythme de la langue, de sa sonorité. L’apprentissage du français dès lors n’est pas vécu comme un loisir ou un atout professionnel mais comme une nécessité pour retrouver la liberté du corps. Et pour se libérer de l’emprise du langage, le corps danse…

C’est dans cette perspective que nous avons pensé le montage et l’articulation entre les corps en mouvements des danseurs et les corps statiques des personnages qui étudient le français ou témoignent face à la caméra. La notion de la nostalgie qui anime le récit de ce film implique une temporalité organisée en plusieurs couches : temps passé des souvenirs, temps présent de la prise de vue, temps passé des images d’archives infiltrant le présent du décor actuel, temps futur fantasmagorique…

Le paradigme du mouvement et de l’immobilité que vous évoquez participe à cette dynamique de stratification temporelle : il y a le temps de ces corps présents en mouvement, mouvement répétitif, mouvement « ornemental » de la danse, le temps du mouvement « fonctionnel », celui du passage de frontières, du passage d’une culture à une autre, il y a enfin le temps de la parole et du langage, portés par des corps statiques. Quoi qu’il en soit l’immigration est toujours une migration du corps, une migration par le corps, une migration pour perdre puis redevenir corps. D’autant plus que l’apprentissage du français dans cette communauté russophone semble être aussi une question « de genre ». La majorité des élèves de Natalia sont des femmes.

De nombreuses élèves de ma mère sont venues s’installer en France pour rejoindre leurs époux français, sans connaître leur langue ni leurs coutumes. Leur rencontre avec la France surgit d’abord par le corps. Corps désirables et désirés, les femmes russophones venues en France vivent une douloureuse épreuve : la perte du corps. Après le premier temps de fusion avec l’homme aimé, vient le temps d’aliénation, de différenciation, d’exclusion. Les femmes russophones sont nostalgiques des amitiés, des relations humaines, de la communication dont elles se trouvent soudainement privées. Se sentir différente, étrangère, inadaptée, pas habituée… La notion de la migration maintient toujours un rapport au passé, un rapport charnel : le corps qui retient en lui le passé.

Le motif de la danse est lié ici au personnage de Pavel. Il est un ancien élève de ma mère et le seul homme du film. Après avoir travaillé en Russie, en Grèce et aux Etats-Unis, il s’installe à Paris pour poursuivre sa carrière d’artiste. Devenu professeur de danse de salon à Paris, Natalia n’a pas tardé à s’inscrire à ses cours, pour le plaisir et pour le soutenir. Plusieurs de ses élèves ont fait de même, comme Tatiana, par exemple. Dans l’apprentissage de la danse ou du français, les mêmes difficultés surgissent, un même labeur, une pudeur et une honte semblables… Le parallèle entre l’apprentissage du français et de la danse renfonce et recentre le film sur le corps. Il permet aussi d’élaborer la structure du récit « en miroir. » En effet, ces cours de danse apparaissent comme des reflets des cours de français mobilisant la même rigueur, la même ténacité, la même volonté et la même endurance. Dans cet univers de danse, comme dans l’intimité familiale des personnages, on retrouve des couples de danseurs « mixtes » russo-français. La communication corporelle que l’entraîneur instaure avec ses danseurs se mêle délicatement avec des directives prononcées en russe ou en français.

Dans ces cours de danse, on retrouve littéralement le miroir qui constitue un objet central de l’esthétique du film. La dynamique de reflet se manifeste déjà dans les cours de français, où l’enseignant et l’élève se font face, se répondent, répètent l’un après l’autre. Les élèves voient en Natalia une parcelle d’eux-mêmes : ils partagent une culture, une langue, des aspirations semblables. On peut dire qu’ils partagent une même « chair » au sens de Merleau-Ponty.

La logique du reflet se révèle donc dans l’exploration de ce miroir gigantesque qui recouvre les murs entiers des studios dans lesquels travaillent les danseurs. Le reflet du visage et du corps dans le miroir raconte le temps, son écoulement, ses traces indélébiles. Mais le reflet dans le miroir est aussi un prolongement de l’espace, une ouverture, une fente dans le mur impassible, une voie frayée vers le futur.

Vers la fin du film, il y a un moment exceptionnellement profond où l’une des femmes avoue qu’elle se rend chaque année en Russie « pour se revitaliser. » (Sous-titre dans le film: j’ai besoin de m’y ressourcer). Pouvez-vous nous dire ce que vous avez ressenti en saisissant un tel aveu?  Cela semble bien correspondre à l’idée de nostalgie, en particulier une nostalgie qui à la fois revitalise et érode?

Réponse: La nécessité de revenir régulièrement en Russie est assez fréquente chez les femmes que j’ai interrogées. Je suis émue de découvrir et d’explorer avec elles ce sentiment profond, ce lien si tenace qui appelle au retour. Mais ce retour a quelque chose de paradoxal. Car ce retour dans la ville natale ne s’opère pas dans un lieu actuel, c’est-à-dire une ville moderne de Russie qui évolue chaque jour un peu plus (en ce qui concerne Natalia qui fait cet aveu il s’agit de Volgograd). Mais elle revient dans un lieu virtuel qui relève de ce que Deleuze nomme « lambeau de passé pur[1]», une ville fortement investie de ses souvenirs, de ses désirs. Une ville qu’elle habite différemment, à contre-courant des habitants actuels de cette ville.

Le travail de projections d’images d’archives dans le film relève de cette problématique de superposition temporelle, de nostalgie en tant que retour (νόστος) et souffrance (ἄλγος). Les images d’archives personnelles infiltrent les volets de la fenêtre chez Natalia, le mur de l’appartement d’Elena et son visage, les bibelots de Marina jusqu’à s’établir en tant que séquences indépendantes au milieu et à la fin du film. Ce sont les bribes du passé qui affectent le présent dans sa matérialité, coexistent avec lui. Mais ces images ne sont pas conçues comme des symptômes de la « maladie mortelle », telle qu’Andrei Tarkovski désigne la nostalgie, mais comme des fragments palpables du bonheur.

[1] Gilles Deleuze, Différence et répétition, [1968], PUF, coll. « Épiméthée », 2003, p. 135.